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ANECDOTES


Mais, malgré ses larmes, les roues furent couvertes des membres rompus des amis de son fils. Il fit couper la tête à son propre beau-frère, le comte Lapuchin, frère de sa femme Ottokesa Lapuchin, qu’il avait répudiée, et oncle du prince Alexis. Le confesseur du prince eut aussi la tête coupée. Si la Moscovie a été civilisée, il faut avouer que cette politesse lui a coûté cher.

Le reste de la vie du czar ne fut qu’une suite de ses grands desseins, de ses travaux, et de ses exploits, qui semblaient effacer l’excès de ses sévérités, peut-être nécessaires. Il faisait souvent des harangues à sa cour et à son conseil. Dans une de ses harangues, il leur dit qu’il avait sacrifié son fils au salut de ses États.

Après la paix glorieuse qu’il conclut enfin avec la Suède en 1721, par laquelle on lui céda la Livonie, l’Estonie, l’Ingermanie, la moitié de la Carélie et du Vibourg, les états de Russie lui déférèrent le nom de grand, de père de la patrie, et d’empereur. Ces états étaient représentés par le sénat, qui lui donna solennellement ces titres en présence du comte de Kinski, ministre de l’empereur, de M. de Campredon, envoyé de France, des ambassadeurs de Prusse et de Hollande. Peu à peu les princes de l’Europe se sont accoutumés à donner aux souverains de Russie ce titre d’empereur ; mais cette dignité n’empêche pas que les ambassadeurs de France n’aient partout le pas sur ceux de Russie.

Les Russes doivent certainement regarder le czar comme le plus grand des hommes. De la mer Baltique aux frontières de la Chine, c’est un héros ; mais doit-il l’être parmi nous ? était-il comparable pour la valeur à nos Condé, à nos Villars ; et pour les connaissances, pour l’esprit, pour les mœurs, à une foule d’hommes avec qui nous vivons ? Non ; mais il était roi, et roi mal élevé ; et il a fait ce que peut-être mille souverains à sa place n’eussent pas fait. Il a eu cette force dans l’âme qui met un homme au-dessus des préjugés de tout ce qui l’environne et de tout ce qui l’a précédé : c’est un architecte qui a bâti en brique, et qui ailleurs eût bâti en marbre. S’il eût régné en France, il eût pris les arts au point où ils sont pour les élever au comble : on l’admirait d’avoir vingt-cinq grands vaisseaux sur la mer Baltique ; il en eût eu deux cents dans nos ports.

À voir ce qu’il a fait de Pétersbourg, qu’on juge ce qu’il eût fait de Paris. Ce qui m’étonne le plus, c’est le peu d’espérance que devait avoir le genre humain qu’il dût naître à Moscou un homme tel que le czar Pierre. Il y avait à parier un nombre égal à celui de tous les hommes qui ont peuplé de tous les temps la Russie, contre l’unité, que ce génie si contraire au génie de sa