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ARMÉE.

Dans les champs de la Thrace un coursier orgueilleux,
Indocile, inquiet, plein d’un feu belliqueux,
Levant les crins mouvants de sa tête superbe.
Impatient du frein, vole et bondit sur l’herbe :
Tel paraissait Egmont ; une noble fureur
Éclate dans ses yeux, et brûle dans son cœur ;
Il s’entretient déjà de sa prochaine gloire,
Il croit que son destin commande à la victoire :
Hélas ! il ne sait point que son fatal orgueil
Dans les plaines d’Ivry lui prépare un cercueil.
    Vers les ligueurs enfin le grand Henri s’avance,
Et, s’adressant aux siens qu’enflammait sa présence :
« Vous êtes nés Français, et je suis votre roi ;
Voilà nos ennemis, marchez, et suivez-moi :
Ne perdez point de vue, au fort de la tempête,
Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête ;
Vous le verrez toujours au chemin de l’honneur. »
À ces mots, que ce roi prononçait en vainqueur,
Il voit d’un feu nouveau ses troupes enflammées,
Et marche en invoquant le grand Dieu des armées.
Sur les pas des deux chefs alors, en même temps,
On voit des deux partis voler les combattants.
Ainsi, lorsque des monts séparés par Alcide
Les Aquilons fougueux fondent d’un vol rapide,
Soudain les flots émus de deux profondes mers
D’un choc impétueux s’élancent dans les airs ;
La terre au loin gémit, le jour fuit, le ciel gronde,
Et l’Africain tremblant craint la chute du monde.
    Au mousquet réuni le sanglant coutelas
Déjà de tous côtés porte un double trépas.
Cette arme que jadis, pour dépeupler la terre,
Dans Bayonne inventa le démon de la guerre,
Rassemble en même temps, digne fruit de l’enfer,
Ce qu’ont de plus terrible et la flamme et le fer.
    On se mêle, on combat ; l’adresse, le courage,
Le tumulte, les cris, la peur, l’aveugle rage,
La honte de céder, l’ardente soif du sang,
Le désespoir, la mort, passent de rang en rang.
L’un poursuit un parent dans le parti contraire ;
Là le frère en fuyant meurt de la main d’un frère :
La nature en frémit, et ce rivage affreux
S’abreuvait à regret de leur sang malheureux.


Il y a dans cette description plus de pathétique encore et plus de portraits touchants que dans le Télémaque. Ce morceau,


Habitants malheureux de ces bords pleins de charmes,