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OPÉRA.

voluptueuses, que l’on n’oserait débiter ailleurs ; la clémence d’Auguste envers Cinna, la magnanimité de Cornélie, ne pourraient y trouver place. Par quel honteux usage faut-il que la musique, qui peut élever l’âme aux grands sentiments, et qui n’était destinée, chez les Grecs et chez les Romains, qu’à célébrer la vertu, ne soit employée parmi nous qu’à chanter des vaudevilles d’amour ! Il est à souhaiter qu’il s’élève quelque génie assez fort pour corriger la nation de cet abus, et pour donner à un spectacle devenu nécessaire la dignité et les mœurs qui lui manquent.

Une seule scène d’amour, heureusement mise en musique et chantée par un acteur applaudi, attire tout Paris, et rend les beautés vraies insipides. Les personnes de la cour ne peuvent plus supporter Polyeucte, quand elles sortent d’un ballet où elles ont entendu quelques couplets aisés à retenir. Par là le mauvais goût se fortifie, et on oublie insensiblement ce qui a fait la gloire de la nation. Je le répète encore, il faut que l’opéra soit sur un autre pied pour ne plus mériter le mépris qu’ont pour lui toutes les nations de l’Europe.

Je crois avoir trouvé ce que je cherchais depuis longtemps dans le cinquième acte de l’opéra de Samson[1]. Qu’on examine avec attention les morceaux que j’en vais rapporter :

samson enchaîné, gardes

            Profonds abîmes de la terre,
                     Enfer, ouvre-toi !
                        Frappez, tonnerre,
                        Écrasez-moi !
Mon bras a refusé de servir mon courage ;
      Je suis vaincu, je suis dans l’esclavage.
Je ne te verrai plus, flambeau sacré des cieux !
            Lumière, tu fuis de mes yeux !
               Lumière, brillante image
                     D’un dieu ton auteur.
                        Premier ouvrage
                        Du Créateur :
                        Douce lumière !
                        Nature entière !
Des voiles de la nuit l’impénétrable horreur
            Te cache à ma triste paupière.

            Profonds abîmes, etc.


  1. Opéra de Voltaire ; voyez tome II du Théâtre, page 35.