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DES EMBELLISSEMENTS

ces grands hommes, et qui, à l’aide d’un bon vizir[1], poliça, embellit, et enrichit le royaume. Les Cachemiriens reçurent tous ses bienfaits en plaisantant, et firent des chansons contre le sultan, contre le ministre et contre les grands hommes qui les éclairaient.

Les arts languirent depuis à Cachemire. Le feu que des génies inspirés du ciel avaient allumé fut couvert de cendres. La nature parut épuisée. La gloire des arts à Cachemire ne consistait presque plus que dans les pieds et dans les mains. Il y avait des gens fort adroits qui avaient l’art de passer une jambe par-dessus l’autre au son des instruments, avec une grâce merveilleuse ; d’autres qui inventaient toutes les semaines une façon admirable d’ajuster un ruban ; et enfin d’excellents chimistes qui, avec de l’essence de jambon et autres semblables élixirs, mettaient en peu d’années toute une maison entre les mains des médecins et des créanciers. Les Cachemiriens parvinrent, par ces beaux arts, à l’honneur de fournir de modes, de danseurs, et de cuisiniers, presque toute l’Asie.

On parlait cependant beaucoup de rendre la capitale plus commode, plus propre, plus saine et plus belle qu’elle ne l’était : ou en parlait, et on ne faisait rien. Un philosophe de l’Indoustan[2], grand amateur du bien public, et qui disait volontiers et inutilement son avis quand il s’agissait de rendre les hommes plus heureux et de perfectionner les arts, passa par la capitale de Cachemire : il eut avec un des principaux bostangis un long entretien sur la manière de donner à cette ville tout ce qui lui manquait. Le bostangi convenait qu’il était honteux de n’avoir pas un grand et magnifique temple semblable à celui de Pékin ou d’Agra ; que c’était une pitié de n’avoir aucun de ces grands bazars, c’est-à-dire de ces marchés et de ces magasins publics entourés de colonnes, et servant à la fois à l’utilité et à l’ornement. Il avouait que les salles destinées aux jeux publics étaient indignes d’une ville du quatrième ordre ; qu’on voyait avec indignation de très-vilaines maisons sur de très-beaux ponts, et qu’on désirait en vain des places, des fontaines, des statues, et tous les monuments qui font la gloire d’une nation.

« Permettez-moi, dit le philosophe indien, de vous faire une petite question. Que ne vous donnez-vous tout ce qui vous manque ?

— Oh ! dit le petit bostangi, il n’y a pas moyen : cela coûterait trop cher.

  1. Colbert.
  2. Voltaire.