fardeau imposé à une âme languissante de ranimer une autre âme, d’amuser un esprit qui n’est plus amusable[1] !
Je conçois toute la tristesse de votre situation. Je crains de vous insulter en réfléchissant que Ninon est plus heureuse à Paris, dans sa petite maison, avec l’abbé de Châteauneuf et quelques amis, que vous à Versailles auprès de l’homme de l’Europe le plus respectable, qui met toute sa cour à vos pieds. Je crains de vous étaler la supériorité de mon état. Je sais qu’il ne faut pas trop goûter sa félicité en présence des malheureux. Tâchez, madame, de prendre votre grandeur en patience ; tâchez d’oublier l’obscurité voluptueuse où nous vivions toutes deux autrefois, comme vous avez été forcée d’oublier ici vos anciennes amies. Le seul remède dans votre état douloureux, c’est de ne dire jamais :
Félicité passée,
Qui ne peut revenir,
Tourment de ma pensée,
Que n’ai-je, en te perdant, perdu le souvenir[2] !
Buvez du fleuve Léthé, consolez-vous surtout en jetant les yeux sur tant de reines qui s’ennuient.
Ah ! Ninon, peut-on se consoler seule ? J’ai une proposition à vous faire ; mais je n’ose.
Madame, franchement, c’est à vous à être timide ; mais osez.
Ce serait de troquer, du moins en apparence, votre philosophie contre de la pruderie, de vous faire femme respectable. Je vous logerais à Versailles, vous seriez mon amie plus que jamais ; vous m’aideriez à supporter mon état.
Je vous aime toujours, madame ; mais je vous avouerai que je m’aime davantage. Il n’y a pas moyen que je me fasse hypocrite et malheureuse, parce que la fortune vous a maltraitée.
Ah ! cruelle Ninon ! vous avez le cœur plus dur qu’on ne l’a même à la cour. Vous m’abandonnez impitoyablement.