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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/54

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MÉMOIRE DU SIEUR DE VOLTAIRE.

dans la littérature ce qu’on voit dans les États, qui ne sont jamais mieux réglés qu’après des guerres civiles.

[1]Encore quelques paroles : nous n’avons pas assez détruit la calomnie, ni assez prévenu ses attaques pour l’avenir ; il reste quelque chose de plus important mille fois que tout ce qu’on a vu. Les citoyens sont membres de la société en deux manières : ils vivent sous les lois de l’État et sous celles de la religion ; leur soumission à ces lois fait leur sûreté. Accuser un citoyen d’en-

  1. Variante de la péroraison :

    « Nous nous taisons ici, parce que nous avons trop à dire ; nous n’étalerons pas au public les preuves de dix années de calomnies, les remords de ceux qui ont eu part à tant d’horreurs, nous ne ferons point remarquer que les coupables les plus punis sont ceux qui se corrigent le moins ; nous avons de quoi faire un procès criminel plus funeste que celui qui priva le sieur Rousseau de sa patrie ; nous ne montrons point ici la lettre de M. le duc d’Aremberg, qui convainc cet homme d’une nouvelle imposture. Nous lui souhaitons seulement des remords véritables. Plût à Dieu que ces querelles si déshonorantes pussent aussi aisément s’éteindre qu’elles ont été allumées ! Plût à Dieu qu’elles fussent oubliées à jamais ! Mais le mal est fait, il passera peut-être à la postérité. Que le repentir aille donc jusqu’à elle. Il est bien tard, mais n’importe : il y a encore pour le sieur Rousseau quelque gloire à se repentir. Peut-être même, si nos fautes et nos malheurs peuvent corriger les autres hommes, naîtra-t-il quelque avantage de ces tristes querelles, dont le sieur Rousseau a fatigué deux générations d’hommes. Cet avantage que j’espère de ce fléau malheureux, c’est que les gens de lettres en sentiront mieux le prix de la paix et l’horreur de la satire, et qu’il arrivera dans la littérature ce qu’on voit dans les États, qui ne sont jamais mieux réglés qu’après des guerres civiles.

    « Que les gens de lettres songent encore une fois quels sont les fruits amers de la critique, qu’ils songent qu’après trente années on retrouve un ennemi, et qu’un mot suffit pour empoisonner toute la vie. Pourquoi l’abbé Prévost, qui juge très-librement des ouvrages d’esprit, ne s’est-il point fait d’ennemis ? C’est qu’il est poli et mesuré dans ses critiques les plus sévères. Pourquoi celui qui en use autrement est-il en exécration dans Paris ? Chaque lecteur trouvera aisément la réponse. Le sieur de Voltaire avouera sans peine qu’il a été trop sensible aux traits de ses deux ennemis, Rousseau et Desfontaines, aux injustices du premier, parce qu’il estimait beaucoup quelques-uns de ses anciens ouvrages, et que l’auteur de la Henriade ne méritait pas ses insultes ; aux outrages du second, parce qu’il est affreux d’être ainsi traité pour prix de ses bienfaits. Il y a des hommes qui ont l’art d’opposer le silence aux injures et de forger sourdement les traits de leur vengeance ; il y en a d’autres qui, nés avec un cœur plus ouvert et incapables de dissimuler, disent hautement ce qu’ils sentent et ce qu’ils pensent. Le sieur de Voltaire est de ce nombre. Il espère que les magistrats auxquels il a l’honneur de présenter ce Mémoire compatiront à sa sensibilité, et rendront justice à sa bonne foi.

    « Ce Mémoire, composé à la hâte par un homme qui n’a que la vérité pour éloquence et son innocence pour protection, apprendra du moins à la calomnie à trembler. Son véritable supplice est d’être réfutée, et s’il n’y a point parmi nous de loi contre l’ingratitude, il y en a une gravée dans tous les cœurs qui venge le bienfaiteur outragé et punit l’ingrat qui persécute. » (Voltaire et la Police, page 193.)