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DE LA BIBLIOTHÈQUE RAISONNÉE.

changer le signe de la chose qu’on a vue, pour dire qu’on se souvient de l’avoir vue. Ce serait un moyen sûr de n’être entendu de personne, et de ne s’entendre pas soi-même.

On peut dire hardiment que de telles hypothèses sont l’abus de la philosophie. C’est vouloir inutilement embrouiller les idées les plus simples et les plus communes.

Tout le monde sait assez ce que c’est que la mémoire et le ressouvenir. L’auteur les appelle des « perceptions qui, au lieu de différer par leurs parties, ne différent que par une espèce d’affaiblissement dans le tout[1] ». Quel est l’homme qui reconnaîtrait la mémoire à une définition si bizarre ? En vérité il est permis de dire que le précepteur du bourgeois gentilhomme[2], qui lui enseigne qu’on fait la moue en prononçant un U, dit quelque chose de plus raisonnable et de plus intelligible.

La formation des langues tient sans doute à une logique et à une métaphysique naturelle dont les premiers principes sont dans tous les hommes. C’est par cette raison qu’ils ont tous distingué les temps, les cas, les choses générales, les particulières, les positives, les abstraites. Si on veut s’instruire sur cette matière, il faut lire ce que Locke en dit dans son Essai sur l’Entendement humain.

L’auteur de la petite dissertation dont nous rendons compte, sur l’Origine des langues, aurait dû s’exprimer dans la sienne avec plus d’exactitude et de clarté. Il se sert toujours du mot de verdeur[3] pour exprimer le vert ; mais la verdeur n’est jamais employée en ce sens ; de même qu’on ne dit point rougeur pour exprimer la couleur rouge, ni grisaille pour exprimer la couleur grise. Il y a plusieurs autres fautes de langage auxquelles nous ne nous arrêtons pas.

Le dernier des ouvrages que contient ce recueil est un Essai de Philosophie morale. Nous craignons qu’il n’y ait encore plus de bizarrerie que de morale et de philosophie.

Il s’agit du bonheur et du malheur. Le sujet est intéressant ; mais il cesse de l’être dès qu’on veut le traiter en lemmes et théorèmes[4]. On courrait risque de faire mauvaise chère si on recommandait à son cuisinier de faire rôtir une poularde en raison composée des tours de broche et de l’intensité du feu. La géométrie est faite pour mesurer des espaces, et non pour évaluer

  1. Œuvres de Maupertuis, page 364.
  2. Acte II, scène vi.
  3. Œuvres de Maupertuis, pages 361, 362.
  4. Voyez Œuvres de Maupertuis, 1752, in-4o, page 12.