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MÉMOIRE SUR LA SATIRE.

conter même à un homme de ce temps-là qu’un vieux comédien dit à M. Racine : « Vous ne réussirez jamais si vous ne traitez pas l’amour aussi tendrement que le jeune Quinault : vous faites des vers mieux que lui ; si vous traitez les passions, vous surpasserez Corneille. » Ce comédien avait raison, et je suis persuadé que, sans Quinault, Racine, qui avait méconnu son talent dans Théagène[1], dans les Frères ennemis, et même dans Alexandre, eût pu continuer à s’égarer.

Mais j’insiste encore, et je demande comment Boileau pouvait insulter si indignement et si souvent l’auteur de la Mère coquette ; comment il ne demanda pas enfin pardon à l’auteur d’Atys, de Roland, d’Armide ; comment il n’était pas touché du mérite de Quinault, et de l’indulgence singulière du plus doux de tous les hommes, qui souffrit trente ans, sans murmure, les insultes d’un ennemi qui n’avait d’autre mérite par-dessus lui que de faire des vers plus corrects et mieux tournés, mais qui certes avaient moins de grâce, de sentiment, et d’invention.

Est-ce enfin par l’amour du bon goût que Despréaux se croyait forcé à louer Ségrais[2], que personne ne lit ; et à ne jamais prononcer le nom de La Fontaine, qu’on lira toujours ? Est-ce à ses satires qu’on doit la perfection où les muses françaises s’élevèrent ? Pour lors Molière et Corneille n’avaient-ils pas déjà écrit ?

Boileau a-t-il appris à quelqu’un que la Pucelle[3] est un mauvais ouvrage ? Non, sans doute. À quoi donc ont servi ses satires ? à faire rire aux dépens de dix ou douze gens de lettres ; à faire mourir de chagrin deux hommes[4] qui ne l’avaient jamais offensé ; à lui susciter enfin des ennemis qui le poursuivirent presque jusqu’au tombeau, et qui l’auraient perdu plus d’une fois sans la protection de Louis XIV.

Aussi quelle serait sa réputation s’il n’avait couvert ces fautes de sa jeunesse par le mérite de ses belles épîtres et de son admirable Art poétique ? Je ne connais de véritablement bons ouvrages que ceux dont le succès n’est point dû à la malignité humaine.

  1. Il ne reste rien de cette tragédie de Racine, que l’auteur paraît même avoir abandonnée sans l’achever. (B.)
  2. Art poét., IV, 201.
  3. De Chapelain.
  4. D’Olivet, dans son Histoire de l’Académie, 1743, II, 169, ne parle que d’un, et c’est l’abbé Cassagnes, auteur du poëme de Henri le Grand. — Voyez sur l’abbé Cassagnes, tome VIII, page 43, à la note.