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APPARITION DE FRÈRE BERTHIER A FRÈRE GARASSISE

CONTINUATEUR DU JOURNAL DE TREVOUX.

Le 14 octobre, moi frère Ignace Garassise, petit-neveu de frère Garasse, sur les deux heures après minuit, étant éveillé» j’eus une vision, et voici venir à moi le fantôme de frère Bertliier, dont il me prit le plus long, et le plus terrible bâillement que j’eusse jamais éprouvé, « Vous êtes donc mort, lui dis-je, mon révérend père? » Il me lit en bâillant un signe de tête qui voulait dire oui, « Tant mieux, lui dis-je, car sans doute Votre Révérence est au nombre des saints; vous devez occuper une des premières places. Quel plaisir de vous voir dans le ciel avec tous nos frères, passés, présents, et futurs! N’est-il pas vrai que cela fait environ quatre millions de têtes à auréole depuis la fondation de notre Compagnie jusqu’à nos jours? Je ne crois pas qu’il s’en trouve autant chez les pères de l’Oratoire. Parlez , mon révérend père , ne bâillez plus, et dites-moi des nouvelles de vos joies,

— O mon fils ! dit frère Berthier d’une voix lugubre, que vous êtes dans l’erreur ! Hélas ! le Paradis ouvert à Philagie [1] est fermé pour nos pères! — Est-il possible? fis-je. — Oui, fit-il, gardez-vous des vices pernicieux qui nous damnent; et surtout, quand vous travaillerez au Journal de Trévoux, ne m’imitez pas; ne soyez ni calomniateur, ni mauvais raisonneur, ni surtout ennuyeux, commej’ai eu le malheur de l’être, ce qui est de tous les péchés le plus impardonnable, »

Je fus saisi d’une sainte horreur à cet horrible propos de frère Berthier. « Vous êtes donc damné? m’écriai-je. — Non, fit-il; je me suis heureusement repenti au dernier moment, je suis en purgatoire pour trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours, et je n’en serai tiré ({uc quand il se trouvera quelqu’un de nos frères qui sera humble, pacifique, qui ne désirera point d’aller à la cour, qui ne calomniera personne auprès des princes, qui ne se mêlera point des affaires du monde ; qui, lorsqu’il fera des livres, ne fera bâiller personne, et qui m’appliquera tous ses mérites.

— Ah ! frère, lui dis-je, votre purgatoire durera longtemps. Eh ! dites-moi, je vous prie, quelle est votre pénitence dans ce purgatoire ? — Je suis obligé, dit-il, de faire tous les matins le chocolat d’un janséniste ; on me fait lire pendant le dîner à haute voix une

  1. Voyez tome XV, page 132.