Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/31

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Les jésuites ne se rendirent point à ces arguments ad hominem. Le P. Dupré dit à Lerouge : « Vous devez savoir qu’on peut aisément condamner dans un homme ce qu’on a approuvé dans un autre. Ne songeons qu’aux mots, et point aux choses ; voilà les mots d’Esculape et de Jésus-Christ. La thèse, dans un autre endroit, fait des difficultés sur la chronologie des Hébreux : vous m’allez encore dire que tous les savants de l’Europe font ces difficultés ; il n’importe. Il est dit dans la thèse que la loi de Moïse n’admet que des récompenses et des peines temporelles ; on sait que rien n’est plus vrai ; mais on peut en inférer que Moïse ne connaissait pas l’immortalité de l’âme. — Mais, mon père, remarquez qu’il dit un peu plus bas, dans sa thèse, que Moïse connaissait l’immortalité de l’âme, et même les plus idiots d’entre les Hébreux. — Cela est embarrassant, répondit le P. Dupré ; mais vous ne mettrez pas cela dans l’extrait.

« Il est dit surtout, continue le jésuite, que le droit d’inégalité est un droit barbare qui n’est que le droit du plus fort ; voilà qui intéresse les puissances séculières : l’abbé de Prades doit être condamné en parlement comme en Sorbonne, et passer sa vie entre quatre murailles. — Ah ! c’est trop, mes pères ; vous portez trop loin l’emportement et la vengeance. Comment peut-on prendre pour le système de l’auteur ce qu’il ne cite que pour le réfuter ? Quoi ! vous n’avez pas lu la thèse ? Ne la lira-t-on pas ? Le licencié ne dit-il pas en termes exprès que c’est le système damnable et horrible de Hobbes ? Ne le réduit-il pas en poudre[1] ? — N’importe, encore une fois, dirent les jésuites ; personne ne lit une thèse, et tout le monde lira les propositions qui seront condamnées ; et on mettra l’abbé de Prades dans un lieu d’où il ne pourra nous répondre. » L’abbé Lerouge frémit d’horreur. Il voulut répliquer, mais ou lui ferma la bouche en lui disant : « Monseigneur l’ancien évêque de Mirepoix le veut : obéissez. » Lerouge s’en alla, incertain encore de ce qu’il devait faire ; mais en peu de temps les jésuites surent le déterminer.

Cependant les jésuites, dans leur collège, font soutenir une thèse dans laquelle ils traitent l’abbé de Prades, docteur de Sorbonne, d’impie et de perturbateur du repos public. Ils se répandent dans tout Paris, ils minent sous terre, et font une guerre offensive publiquement. Ils parviennent enfin à leur grand but, qui est que la Sorbonne se divise. Quelques jansénistes intéressés à

  1. Voyez encore, sur ce point, la troisième partie de l’Apologie de l’abbé de Prades dans les Œuvres complètes de Diderot, édition Assézat, tome 1er, page 429.