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SUR LA MOirr DES SIEURS CALAS. 31]

entier. J'avais beau me dire à moi-même : Je connais mon mal- heureux frère, je sais qu'il n'avait point le dessein d'abjurer; je sais que s'il avait voulu changer de religion, mon père et ma mère n'auraient jamais gêné sa conscience; ils ont trouvé bon que mon autre frère Louis se fît catholique; ils lui font une pen- sion; rien n'est plus commun, dans les familles de ces provinces, que de voir des frères de religion différente; l'amitié fraternelle n'en est point refroidie; la tolérance heureuse, cette sainte et di- vine maxime dont nous faisons profession, ne nous laisse con- damner personne; nous ne savons point prévenir les jugements de Dieu; nous suivons les mouvements de notre conscience sans inquiéter celle des autres.

Il est incompréhensible, disais-je, que mon père et ma mère, qui n'ont jamais maltraité aucun de leurs enfants, en qui je n'ai jamais vu ni colère ni humeur, qui jamais en leur vie n'ont commis la plus légère violence, aient passé tout d'un coup d'une douceur habituelle de trente années à la fureur inouïe d'étrangler de leurs mains leur fils aîné, dans la crainte chimérique qu'il ne quittât une religion qu'il ne voulait point quitter.

Voilà, ma mère, les idées qui me rassuraient; mais à chaque poste c'étaient de nouvelles alarmes. Je voulais venir me jeter à vos pieds et baiser vos chaînes. Vos amis, mes protecteurs, me retinrent par des considérations aussi puissantes que ma douleur.

Ayant passé près de deux mois dans cette incertitude ef- frayante, sans pouvoir ni recevoir de vos lettres, ni vous faire parvenir les miennes, je vis enfin les mémoires produits pour la justification de l'innocence. Je vis dans deux de cesfactums^ pré- cisément la même chose que vous dites aujourd'hui dans votre lettre du 15 juin, que mon malheureux frère Marc-Antoine avait soupe avec vous avant sa mort, et qu'aucun de ceux qui assis- tèrent à ce dernier repas de mon frère ne se sépara de la com- pagnie qu'au moment fatal où l'on s'aperçut de sa fin tragique *.

t. Mémoire pour le sieur J. Calas, négociant de cette ville, dame Anne-Rose Cabibel, son épouse, et le sieur J.-P. Calas, un de leurs enfants (par Sudre); et Observations pour le sieur J. Calas, la dame de Cabibel, son épouse, et le sieur P. Calas, leur fils (par Duroux fils).

2. U est de la plus grande vraisemblance que Marc-Antoine Calas se défit lui- même : il était mécontent de sa situation; il était sombre, atrabilaire, et lisait -ouvent des ouvrages sur le suicide. Lavaisse, avant le souper, l'avait trouvé dans •ne profonde rêverie. Sa mère s'en était aussi aperçue. Ces mots je bi'iile, répondus a la servante, qui lui proposait d'approcher du feu, sont d'un grand poids. Il des. cend seul en bas après souper. Il exécute sa résolution funeste. Son frère, au bout de deux heures, en reconduisant Lavaisse, est témoin de ce spectacle. Tous deux

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