Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/396

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ni querelle avec personne. Peut-être quelques marchands, jaloux de la prospérité d'une maison de commerce qui était d'une autre religion qu'eux, excitaient la populace contre nous ; mais notre modération constante semblait devoir adoucir leur haine.

Voici comment nous sommes tombés de cet état heureux dans le plus épouvantable désastre. Notre frère aîné Marc -Antoine Calas, la source de tous nos malheurs, était d'une humeur som- bre et mélancolique ; il avait quelques talents, mais n'ayant pu réussir ni à se faire recevoir licencié en droit, parce qu'il eût fallu faire des actes de catholique, ou acheter des certificats; ne pouvant être négociant, parce qu'il n'y était pas propre; se voyant repoussé dans tous les chemins de la fortune, il se livrait à une douleur profonde. Je le voyais souvent lire des morceaux de divers auteurs sur le suicide, tantôt de Plutarque ou de Sénèque, tantôt de Montaigne : il savait par cœur la traduction en vers du fameux monologue de Hamlet^, si célèbre eu Angleterre, et des passages d'une tragi-comédie française intitulée Sidney^. Je ne croyais pas qu'il dût mettre un jour en pratique des leçons si funestes.

Enfin un jour, c'était le 13 octobre 1761 (je n'y étais pas; mais on peut bien croire que je ne suis que trop instruit); ce jour, dis-je, un fils de M. Lavaisse, fameux avocat de Toulouse, arrivé de Bordeaux, veut aller voir son père qui était à la campagne; il cherche partout des chevaux, il n'en trouve point : le hasard fait que mon père et mon frère Marc-Antoine, son ami» le rencontrent et le prient à souper ; on se met à table à sept heures, selon l'usage simple de nos familles réglées et occupées, qui finissent leur journée de bonne heure pour se lever avant le soleil. Le père, la mère, les enfants, leur ami, font un repas frugal au premier étage. La cuisine était auprès de la salle à manger; la même servante catholique apportait les plats, entendait et voyait tout. Je ne peux que répéter ici ce qu'a dit ma malheureuse et respectable mère. Mon frère Marc-Antoine se lève de fable un peu avant les autres; il passe dans la cuisine; la servante lui dit : « Approchez-vous du feu. — Ah ! répondit-il, je brûle. » Après avoir proféré ces paroles, qui n'en disent que trop, il descend en bas, vers le magasin, d'un air sombre, et profondément pensif. Ma famille, avec le jeune Lavaisse, continue une conversation pai-

1. Voyez tome XXII, page 150 ; et ci-dessus, page 201.

2. Par Gresset ; la scène m du second acte, et la i'"'dii troisième, contiennent des vers sur le suicide.