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DE DONAT CALAS. 387

sible jusqu'à neuf heures trois quarts, sans se quitter un moment. M. Lavaisse se retire; ma mère dit à son second fils, Pierre, de prendre un tlambeau et de l'éclairer. Ils descendent; mais quel spectacle s'oflre à eux! Ils voient la porte du magasin ouverte, les deux battants rapprochés, un bâton, fait pour serrer et assujettir les ballots, passé au haut des deux battants, une corde à nœuds coulants, et mon malheureux frère suspendu en chemise, les cheveux arrangés, son habit plié sur le comptoir.

A cet objet ils poussent des cris : « Ah, mon Dieu! ah, mon Dieu ! » Ils remontent l'escalier; ils appellent le père; la mère suit toute tremblante: ils l'arrêtent; ils la conjurent de rester. Ils volent chez les chirurgiens, chez les magistrats, La mère, effrayée, descend avec la servante ; les pleurs et les cris redoublent : que faire? laissera-t-on le corps de son fils sans secours? le père em- brasse son fils mort ; la corde cède au premier etfort, parce qu'un des bouts du bâton glissait aisément sur les battants, et que le corps soulevé par le père n'assujettissait plus ce billot. La mère veut faire avaler à son fils des liqueurs spiritueuses; la servante multiplie en vain ses secours ; mon frère était mort. Aux cris et aux sanglots de mes parents, la populace environnait déjà la maison : j'ignore quel fanatique imagina le premier que mon frère était un martyr; que sa famille l'avait étranglé pour pré- venir son abjuration. Un autre ajoute que cette abjuration devait se faire le lendemain. Un troisième dit que la religion protestante ordonne aux pères et mères d'égorger ou d'étrangler leurs enfants, quand ils veulent se faire catholiques. Un quatrième dit que rien n'est plus vrai ; que les protestants ont, dans leur dernière as- semblée, nommé un bourreau de la secte ; que le jeune Lavaisse, âgé de dix-neuf à vingt ans, est le bourreau ; que ce jeune homme, la candeur et la douceur même, est venu de Bordeaux à Toulouse exprès pour pendre son ami. Voilà bien le peuple! voilà un ta- bleau trop fidèle de ses excès!

Ces rumeurs volaient de bouche en bouche : ceux qui avaient entendu les cris de mon frère Pierre et du sieur Lavaisse, et les gémissements de mon père et de ma mère, à neuf heures trois quarts, ne manquaient pas d'affirmer qu'ils avaient entendu les cris de mon frère étranglé, et qui était mort deux heures au- paravant.

Pour comble de malheur, lecapitoul, prévenu par ces clameurs, arrive sur le lieu avec ses assesseurs, et fait transporter le cadavre à l'hôtel de ville. Le procès-verbal se fait à cet hôtel, au lieu d'être dressé dans l'endroit même où l'on a trouvé le mort, comme on

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