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578 REMARQUES DE L'ESSAI

des souverains, étrangers comme elle, et plus heureux. On doit convenir qu'il est un peu extraordinaire que le Grand Mogol, qui est si puissant, laisse des négociants d'Europe se battre dans son empire, et en dévaster une partie. Si nous accordions le port de Lorient à des Indiens, et celui de Bayonne à des Chinois, nous ne souil'ririons pas qu'ils se battissent chez nous.

Quant aux finances, la France et l'Angleterre, pour s'être fait la guerre, se sont trouvées endettées chacune de trois milliards de nos livres. C'est beaucoup plus qu'il n'y a d'espèces dans ces deux États. C'est un des efforts de l'esprit humain, dans ce der- nier siècle ^ d'avoir trouvé le secret de devoir plus qu'on ne pos- sède, et de subsister comme si l'on ne devait rien.

Chaque État de l'Europe est ruiné après une guerre de sept ou huit années : c'est que chacun a plus fait que ses forces ordinaires ne comportent. Les États sont comme les particuliers qui s'endet- tent par ambition : chacun veut aller au delà de sou pouvoir. On a souvent demandé ce que deviennent tous ces trésors prodigués pendant la guerre, et on a répondu qu'ils sont ensevelis dans les coffres de deux ou trois mille particuliers qui ont profité du malheur public. Ces deux ou trois mille personnes jouissent en paix de leurs fortunes immenses, dans le temps que le reste des hommes est obligé de gémir sous de nouveaux impôts, pour payer une partie des dettes nationales.

L'Angleterre est le seul pays où des particuliers se soient en- richis par le sort des armes : ce que de simples armateurs ont gagné par des prises, ce que l'île de Cuba et les Grandes-Indes ont valu aux officiers généraux, passe de bien loin tout l'argent comptant qui circulait en Angleterre aux xiii" et xiv^ siècles.

Lorsque les fortunes de tant de particuhers se sont répandues avec le temps chez leur nation par des mariages, par des partages de famille, et surtout par le luxe, devenu alors nécessaire, et qui remet dans le public tous ces trésors enfouis pendant quelques années, alors cette énorme disproportion cesse, et la circulation est à peu près la même qu'elle était auparavant. Ainsi les richesses cachées dans la Perse, et enfouies pendant quarante années de guerres intestines, reparaîtront après quelques années de calme, et rien ne sera perdu. Telle est dans tous les genres la vicissitude attachée aux choses humaines.

��1. On ne doit point rccllcnicnt plus qu'on ne possède. Les intérêts de la dette nationale sont assignés sur la totalité du revenu des propriétaires de la nation, et sont loin, même en Angleterre, d'approcher de la somme de ce revenu. (K.)

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