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SUR LES MOEURS. 581

Il faut avouer que d'ordinaire nous peuplons et dépeuplons la terre un peu au hasard : tout le monde se conduit ainsi ; nous ne sommes guère faits pour avoir une notion exacte des choses; l'A peu pris est notre guide, et souvent ce guide égare beaucoup.

C'est encore bien pis quand on veut avoir un calcul juste. Nous allons voir des farces, et nous y rions; mais rit-on moins dans un cabinet quand on voit de graves auteurs supputer exacte- ment combien il y avait d'hommes sur la terre deux cent quatre- vingt-cinq ans après le déluge universel ? Il se trouve, selon le frère Pétau, jésuite, que la famille de ^oé avait produit un bi- milliard deux cent quarante-sept milliards deux cent vingt-quatre millions sept cent dix-sept mille habitants en trois cents ans. Le bon prêtre Pétau ne savait pas ce que c'est que de faire des enfants et de les élever. Comme il y va ^ !

Selon Cumberland ^ la famille ne provigna que jusqu'à trois milliards trois cent trente millions en trois cent quarante ans; et selon Whiston', environ trois cents ans après le déluge il n'y avait que soixante-cinq mille cinq cent trente-six habitants.

Il est difficile d'accorder ces comptes et de les allouer. Voilà les excès où l'on tombe quand on veut concilier ce qui est incon- ciliable, et expliquer ce qui est inexplicable. Cette malheureuse entreprise a dérangé des cerveaux qui, d'ailleurs, auraient eu des lumières utiles aux hommes.

Les auteurs de VHistoire universelle d'Angleterre disent « qu'on est généralement d'accord qu'il y a à présent environ quatre mille millions d'habitants sur la terre », Vous remarquerez que ces messieurs, dans ce nombre de citoyens et de citoyennes, ne comptent pas l'Amérique, qui comprend près de la moitié du globe : ils ajoutent que le genre humain, en quatre cents ans, augmente toujours du double, ce qui est bien contraire au relevé fait sous Philippe de Valois, qui fait diminuer la nation de moitié en quatre cents ans.

Pour moi, si, au lieu de faire un roman ordinaire, je voulais me réjouir à supputer combien j'ai de frères sur ce malheureux petit globe, voici comme je m'y prendrais. Je verrais d'abord à peu près combien ce globule contient de lieues carrées habitées

1. n parait que le calcul du P. Pétau est encore plus fort, comme on le voit dans la l"" section de l'article Population du Dictionnaire philosophique, et ailleurs. (K.)

2. Cumberland, théologien, né en 1632, mort en 1718; auteur de VOrigine des plus anciens peuples.

3. Whiston, autre théologien et mathématicien, né en 1667, mort en 1752; auteur d'un Exposé de la chronologie de l'Ancien Testament.

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