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LUCRÈCE ET POSIDONIUS.

lucrèce.

Mais qui donc aura fait le monde ?

posidonius.

Un être intelligent, plus supérieur au monde et à moi que je ne le suis au cuivre dont j’ai composé ma sphère.

lucrèce.

Vous qui n’admettez que des choses évidentes, comment pouvez-vous reconnaître un principe dont vous n’avez d’ailleurs aucune notion ?

posidonius.

Comme, avant de vous avoir connu, j’ai jugé que votre livre était d’un homme d’esprit.

lucrèce.

Vous avouez que la matière est éternelle, qu’elle existe parce qu’elle existe : or, si elle existe par sa nature, pourquoi ne peut-elle pas former par sa nature des soleils, des mondes, des plantes, des animaux, des hommes ?

posidonius.

Tous les philosophes qui nous ont précédés ont cru la matière éternelle, mais ils ne l’ont pas démontré ; et quand elle serait éternelle, il ne s’ensuit point du tout qu’elle puisse former des ouvrages dans lesquels éclatent tant de sublimes desseins. Cette pierre aurait beau être éternelle, vous ne me persuaderez point qu’elle puisse produire l’Iliade d’Homère.

lucrèce.

Non, une pierre ne composera point l’Iliade, non plus qu’elle ne produira un cheval ; mais la matière, organisée avec le temps et devenue un mélange d’os, de chair et de sang, produira un cheval, et, organisée plus finement, composera l’Iliade.

posidonius.

Vous le supposez sans aucune preuve, et je ne dois rien admettre sans preuve. Je vais vous donner des os, du sang, de la chair tout faits ; je vous laisserai travailler, vous et tous les épicuriens du monde : consentiriez-vous à faire le marché de posséder l’empire romain si vous venez à bout de faire un cheval avec les ingrédients tout préparés, ou à être pendu si vous n’en pouvez venir à bout ?

lucrèce.

Non ; cela passe mes forces, mais non pas celles de la nature. Il faut des millions de siècles pour que la nature, ayant passé par toutes les formes possibles, arrive enfin à la seule qui puisse produire des êtres vivants.