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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/71

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LUCRÈCE ET POSIDONIUS.

en être séparé. Un morceau de boue, le plus vil excrément penserait ; or certainement vous ne diriez pas que du fumier pense : la pensée n’est donc pas un attribut nécessaire à la matière.

lucrèce.

Votre raisonnement est un sophisme. Je tiens le mouvement nécessaire à la matière ; cependant ce fumier, ce tas de boue, ne sont pas actuellement en mouvement ; ils y seront quand quelque corps les poussera. De même la pensée ne sera l’attribut d’un corps que quand ce corps sera organisé pour penser.

posidonius.

Votre erreur vient de ce que vous supposez toujours ce qui est en question. Vous ne voyez pas que pour organiser un corps, le faire homme, le rendre pensant, il faut déjà de la pensée, il faut un dessein arrêté. Or vous ne pouvez admettre des desseins avant que les seuls êtres qui ont ici-bas des desseins soient formés ; vous ne pouvez admettre des pensées avant que les êtres qui ont des pensées existent. Vous supposez encore ce qui est en question quand vous dites que le mouvement est nécessaire à la matière : car ce qui est absolument nécessaire existe toujours, comme l’étendue existe toujours dans toute matière ; or le mouvement n’existe pas toujours. Les pyramides d’Égypte ne sont certainement pas en mouvement : une matière subtile aurait beau passer entre les pierres des pyramides d’Égypte, la masse de la pyramide est immobile. Le mouvement n’est donc pas absolument nécessaire à la matière ; il lui vient d’ailleurs, ainsi que la pensée vient d’ailleurs aux hommes. Il y a donc un être intelligent et puissant qui donne le mouvement, la vie, et la pensée.

lucrèce.

Je peux vous répondre en disant qu’il y a toujours eu du mouvement et de l’intelligence dans le monde : ce mouvement et cette intelligence se sont distribués de tout temps, suivant les lois de la nature. La matière étant éternelle, il était impossible que son existence ne fût pas dans quelque ordre ; elle ne pouvait être dans aucun ordre sans le mouvement et sans la pensée ; il fallait donc que l’intelligence et le mouvement fussent en elle.

posidonius.

Quelque chose que vous fassiez, vous ne pouvez jamais que faire des suppositions. Vous supposez un ordre ; il faut donc qu’il y ait une intelligence qui ait arrangé cet ordre. Vous supposez le mouvement et la pensée avant que la matière fût en mouvement et qu’il y eût des hommes et des pensées. Vous ne pouvez nier que la pensée n’est pas essentielle à la matière, puisque vous