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LUCRÈCE ET POSIDONIUS.

sons, vous avez vu des architectes : ainsi vous devez penser que c’est un homme semblable aux architectes d’aujourd’hui qui a bâti le Capitole. Mais ici les choses ne vont pas de même : le Capitole n’existe point par sa nature, et la matière existe par sa nature. Il est impossible qu’elle n’ait pas une certaine forme. Or pourquoi ne voulez-vous pas qu’elle possède par sa nature la forme qu’elle a aujourd’hui ? Ne vous est-il pas beaucoup plus aisé de reconnaître la nature qui se modifie elle-même que de reconnaître un être invisible qui la modifie ? Dans le premier cas vous n’avez qu’une difficulté, qui est de comprendre comment la nature agit ; dans le second cas, vous avez deux difficultés, qui sont de comprendre et cette même nature, et un être inconnu qui agit sur elle.

posidonius.

C’est tout le contraire. Je vois non-seulement de la difficulté, mais de l’impossibilité à comprendre que la matière puisse avoir des desseins infinis, et je ne vois aucune difficulté à admettre un être intelligent qui gouverne cette matière par ses desseins infinis et par sa volonté toute-puissante.

lucrèce.

Quoi ! c’est donc parce que votre esprit ne peut comprendre une chose qu’il en suppose une autre ? C’est donc parce que vous ne pouvez saisir l’artifice et les ressorts nécessaires par lesquels la nature s’est arrangée en planètes, en soleil, en animaux, que vous recourez à un autre être ?

posidonius.

Non, je n’ai pas recours à un Dieu parce que je ne puis comprendre la nature ; mais je comprends évidemment que la nature a besoin d’une intelligence suprême, et cette seule raison me prouverait un Dieu, si je n’avais pas d’ailleurs d’autres preuves.

lucrèce.

Et si cette matière avait par elle-même l’intelligence ?

posidonius.

Il m’est évident qu’elle ne la possède point.

lucrèce.

Et à moi il est évident qu’elle la possède, puisque je vois des corps comme vous et moi qui raisonnent.

posidonius.

Si la matière possédait par elle-même la pensée, il faudrait que vous dissiez qu’elle la possède nécessairement. Or, si cette propriété lui était nécessaire, elle l’aurait en tout temps et en tous lieux : car ce qui est nécessaire à une chose ne peut jamais