Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/203

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veau sous le soleil : aussi n’est-ce pas de ce qui se fait en plein jour que je veux vous entretenir, mais de ce qui se passe pen- dant la nuit. Ne vous alarmez pas, il ne s’agit que de songes.

Un de mes concitoyens vient de faire imprimer un livre très- profond sur les rêves ^ Il distingue les rêves en rêves naturels et en surnaturels. Ceux de cette dernière espèce sont rares : on ne les rencontre aujourd’hui que dans les tragédies. Je félicite mon cher compatriote d’avoir de si beaux rêves.

Je vous avoue, messieurs, que je pense assez comme le mé- decin de votre M. de Pourceaugnac - ; il demande à son malade de quelle nature sont ses songes, et M. de Pourceaugnac, qui n’est pas philosophe, répond qu’ils sont de la nature des songes. Il est très-certain pourtant, n’en déplaise à votre Limousin, que des songes pénibles et funestes dénotent les peines de l’esprit et du corps, un estomac surchargé d’aliments, ou un esprit occupé d’idées douloureuses pendant la veille.

Le laboureur qui a bien travaillé sans chagrin, et bien mangé sans excès, dort d’un sommeil plein et tranquille, que les rêves ne troublent point. Tant qu’il est dans cet état, il ne se souvient jamais d’avoir fait aucun rêve. C’est une vérité dont je me suis assuré autant que je l’ai pu dans mon manoir de Herefordshire. Tout rêve un peu violent est produit par un excès, soit dans les passions de l’âme, soit dans la nourriture du corps : il semble que la nature alors vous en punisse en vous donnant des idées, en vous faisant penser malgré vous. On pourrait inférer de là que ceux qui pensent le moins sont les plus heureux; mais ce n’est pas là que je veux en venir.

Il faut dire avec Pétrone « quidquid luce fuit, tenebris agit^ ». J’ai connu des avocats qui plaidaient en songe, des mathématiciens qui cherchaient à résoudre des problèmes, des poètes qui faisaient des vers. J’en ai fait moi-même qui étaient assez passables, et je les ai retenus. Il est donc incontestable que, dans le sommeil, on a des idées suivies comme en veillant. Ces idées nous viennent incontestablement malgré nous. Nous pensons en dormant, comme nous nous remuons dans notre lit, sans que notre volonté y ait aucune part. Votre père Malebranche a donc

i. L’abbé Louis Moreau de Saint-Élié, né en 1701, mort en 1754, est auteur de Songes physiques, 1753, in-12. Je ne sais si c’est de cet ouvrage que veut parler Voltaire. (B.) — Ce n’est pas probable, puisque Voltaire prend la qualité d’Anglais.

2. Acte I, scène ii.

3. Chap. civ, vers 5.

25. — M KL ANGES. IV. 13