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SUPPLÉMENT

jours beau de le tenter. Un autre a inventé un carrosse suspendu par l’impériale, ce qui sera aussi commode qu’agréable. Un grand naturaliste est venu à bout, au commencement du siècle, de faire une paire de gants avec une toile d’araignée[1]. Ce n’est qu’avec le temps que les arts se perfectionnent. » Le visage d’Antoine, à ce discours, parut resplendir d’une joie douce et sereine, car il aimait tendrement sa patrie ; et s’il était un peu fâché contre des auteurs trop préoccupés qui appelaient leur nation la première nation de l’univers, c’était par la crainte que les autres nations ne fussent choquées de cette petite rodomontade.

Ce fut alors que toute la compagnie traita cette grande question : « Lequel vaut le mieux, de l’esprit inventif ou de l’esprit aimable ? » M. Laffichard[2], dont le nom est si connu dans la république des lettres, ami de tout temps, comme moi, de la famille Vadé, soutint que le génie de l’invention est le premier de tous, et que celui qui a trouvé le secret de faire les épingles est infiniment au-dessus de tous ceux qui ont fait parmi nous de jolies chansons, et même des opéras. Mlle Vadé, au contraire, prétendit que celle qui attachait une épingle avec grâce l’emportait infiniment sur l’inventeur. Ces opinions furent débattues avec toute la sagacité et toute la profondeur qu’elles méritaient ; et je suis bien fâché de n’avoir retenu qu’une faible partie des raisons de Catherine. « Celui qui sait plaire, disait-elle, est au-dessus d’Archimède. Imaginez une ville d’inventeurs : l’un fera une machine pneumatique, l’autre cherchera les propriétés d’une courbe, celui-ci fera un chariot à roues et à voiles, celui-là inventera le vertugadin pour les dames ; ils ne converseront avec personne ; ils ne s’entendront pas même entre eux : la ville des inventeurs sera la plus triste du monde entier. Auprès de cette ville d’ateliers, placez-en une où l’on ne cherche que le plaisir : qu’arrivera-t-il à la longue ? tous les habitants de la première se réfugieront dans la seconde. »

Catherine appuya cette supposition de raisonnements si fins, et de tours si délicats, que toute la compagnie fut de son avis. Ce succès l’enhardit, et, voyant qu’Antoine était de bonne humeur, elle tourna la conversation sur des choses plus sérieuses. « Vous vous désolez, dit-elle, mon pauvre Antoine, de ce qu’on

  1. Voyez Zadig, chap. iii.
  2. Thomas Laffichard ou l’Affichard, pauvre auteur, né en 1698, mort en 1753. C’est sous le nom de Joseph Laffichard que Voltaire a donné, en 1775, sa satire intitulée le Temps présent ; voyez tome X.