Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/425

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moutarde de Dijon qui est dans mon office ; j’ai beaucoup de foi aussi : disons un mot à la montagne, et sûrement nous aurons le plaisir de la voir se promener par les airs. J’ai lu dans l’histoire de saint Dunstan, qui est un fameux saint du pays de Needham, qu’il fit venir un jour une montagne d’Irlande en Basse-Bretagne, lui donna sa bénédiction, et la renvoya chez elle[1]. Je ne doute pas que vous n’en fassiez autant que saint Dunstan, vous qui êtes réformé. »

Je m’excusai longtemps sur mon peu de crédit auprès du ciel et des montagnes, « Si M. Claparède, professeur en théologie, était ici, lui dis-je, il ne manquerait pas sans doute de faire ce que vous proposez ; il y a même tel syndic qui en un besoin serait capable de vous donner ce divertissement ; mais songez, madame, que je ne suis qu’un pauvre proposant, un jeune chapelain qui n’a fait, encore aucun miracle, et qui doit se défier de ses forces.

— Il y a commencement à tout, me répliqua madame la comtesse, et je veux absolument que vous me transportiez ma montagne. » Je me défendis longtemps ; cela lui donna un peu de dépit. « Vous faites, me dit-elle, comme les gens qui ont une belle voix, et qui refusent de chanter quand on les en prie. » Je répondis que j’étais enrhumé, et que je ne pouvais chanter. Enfin elle me dit en colère que j’avais d’assez gros gages pour être complaisant, et pour faire des miracles quand une femme de qualité m’en demandait. Je lui représentai encore, avec soumission, mon peu d’adresse dans cet art.

« Comment, dit-elle, Jean-Jacques Rousseau, qui n’est qu’un misérable laïque, se vante dans ses lettres[2] imprimées d’avoir fait des miracles à Venise, et vous ne m’en ferez pas, vous qui avez la dignité de mon chapelain, et à qui je donne le double des appointements que Jean-Jacques touchait de M. de Montaigu, son maître, ambassadeur de France ? »

Enfin je me rendis, nous priâmes la montagne, l’un et l’autre avec dévotion, de vouloir bien marcher. Elle n’en fit rien. Le rouge monta au visage de madame ; elle est très-altière, et veut fortement ce qu’elle veut. « Il se pourrait faire, me dit-elle, qu’on dût entendre, selon vos principes, le contraire de ce qu’on lit dans le texte ; il est dit qu’avec un peu de moutarde de foi on transportera une montagne : cela signifie peut-être qu’avec une montagne de foi on transportera un peu de moutarde. » Elle

  1. Voyez tome XXI, page 247.
  2. Dans la troisième de ses Lettres écrites de la montagne.