pas porté de figues sur la fin de l’hiver ; nos devoirs de citoyens, d’hommes libres, de pères, de mères, de fils, de frères, n’en doivent pas moins être remplis, quand même on n’aurait transmis aucun miracle jusqu’à nous.
Supposons un moment, mes chers compatriotes, que jamais Moïse ne passa par la mer Rouge à pied sec pour aller mourir, lui et les siens, dans un désert affreux ; supposons que la lune ne s’est jamais arrêtée sur Aïalon, et le soleil sur Gabaon, en plein midi, pour donner à Josuah, fils de Nun, le temps de massacrer avec plus de loisir quelques misérables fuyards qu’une pluie céleste de grosses pierres avait déjà assommés ; supposons qu’une ânesse et qu’un serpent n’aient jamais parlé, et que tous les animaux n’aient pu se nourrir un an dans l’arche : de bonne foi, en serons-nous moins gens de bien ? aurons-nous une autre morale, et d’autres principes d’honneur et de vertu ? le monde n’ira-t-il pas comme il est toujours allé ? quel peut donc être le but de ceux qui nous enseignent des choses que leur bon sens et le nôtre désavouent ? dans quel esprit peuvent-ils nous tromper ? Ce n’est pas certainement pour nous rendre plus vertueux, ce n’est pas pour nous faire aimer davantage notre chère liberté : car l’abrutissement de l’esprit n’a jamais fait d’honnêtes gens, et il est horrible et insensé de prétendre que plus nous serons sots, plus nous deviendrons de dignes citoyens.
On n’a jamais fait croire des sottises aux hommes que pour les soumettre. La fureur de dominer est de toutes les maladies de l’esprit humain la plus terrible ; mais ce ne peut être aujourd’hui que dans un violent transport au cerveau, que des hommes vêtus de noir puissent prétendre nous rendre imbéciles pour nous gouverner. Cela est bon pour les sauvages du Paraguai qui obéissent en esclaves aux jésuites ; mais il faut en user autrement avec nous. Nous devons être jaloux des droits de notre raison comme de ceux de notre liberté, car plus nous serons des êtres raisonnables, plus nous serons des êtres libres. Prenez-y bien garde, mes chers compatriotes, citoyens, bourgeois, natifs, et habitants ; il faut qu’on ne nous trompe, ni sur notre religion, ni sur notre gouvernement. Le droit de dire et d’imprimer ce que nous pensons est le droit de tout homme libre[1], dont on ne saurait le priver sans exercer la tyrannie la plus odieuse. Ce privilège nous est aussi
- ↑ Comment un peuple peut-il se dire libre quand il ne lui est pas permis de penser par écrit ? — C’est ce que Voltaire écrivait, le 16 octobre 1765, à Damilaville, au sujet de la tyrannie que la magistrature genevoise prétendait exercer alors contre les citoyens. (Cl.)