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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/472

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SOPHRONIME ET ADÉLOS.
Adélos.

C’est précisément ce qui fait ma douleur. Je sais trop qu’il faut périr. J’ai la faiblesse de me croire heureux en considérant ma fortune, ma santé, mes richesses, mes dignités, mes amis, ma femme, mes enfants. Je ne puis songer sans affliction qu’il me faut bientôt quitter tout cela pour jamais. J’ai cherché des éclaircissements et des consolations dans tous les livres, je n’y ai trouvé que de vaines paroles.

J’ai poussé la curiosité jusqu’à lire un certain livre qu’on dit chaldéen, et qui s’appelle le Coheleth.

L’auteur me dit : Que m’importe d’avoir appris quelque chose, si je meurs tout ainsi que l’insensé et l’ignorant[1] ?... La mémoire du sage et celle du fou périssent également[2]... Le trépas des hommes est le même que celui des bêtes ; leur condition est la même : l’un expire comme l’autre, après avoir respiré de même[3]... L’homme n’a rien de plus que la bête... Tout est vanité... Tous se précipitent dans le même abîme... Tous sont produits de terre, tous retournent à la terre... Et qui me dira si le souffle de l’homme s’exhale dans l’air, et si celui de la bête descend plus bas ?

Le même instructeur, après m’avoir accablé de ces images désespérantes, m’invite à me réjouir[4], à boire, à goûter les voluptés de l’amour, à me complaire dans mes œuvres. Mais lui- même, en me consolant, est aussi affligé que moi. Il regarde la mort comme un anéantissement affreux. Il déclare qu’un chien vivant[5] vaut mieux qu’un lion mort. Les vivants, dit-il, ont le malheur de savoir qu’ils mourront, et les morts ne savent rien, ne sentent rien, ne connaissent rien, n’ont rien à prétendre. Leur mémoire est donc un éternel oubli.

Que conclut-il sur-le-champ de ces idées funèbres ? Allez donc, dit-il ; mangez votre pain avec allégresse[6], buvez votre vin avec joie.

Pour moi, je vous avoue qu’après de tels discours je suis prêt à tremper mon pain dans mes larmes, et que mon vin m’est d’une insupportable amertume.

Sophronime.

Quoi ! parce que dans un livre oriental il se trouve quelques passages où l’on vous dit que les morts n’ont point de sentiment,

  1. Ecclésiaste ou Coheleth, attribué à Salomon, ii, 15.
  2. Ibid., 16.
  3. Ibid., iii, 19-21.
  4. Ecclésiaste, v, 7.
  5. Ibid., ix, 4-5.
  6. Ibid., ix, 7.