Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/528

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
518
AVIS AU PUBLIC


instruit à coups de fouet cette jeune fille dans la religion catholique, on la meurtrit de coups, elle devient folle, elle sort de sa prison, et, quelque temps après, elle va se jeter dans un puits, au milieu de la campagne, loin de la maison de son père, vers un village nommé Mazamet[1]. Aussitôt le juge du village raisonne ainsi : On va rouer, à Toulouse, Calas, et brûler sa femme, qui sans doute ont pendu leur fils de peur qu’il n’allât à la messe ; je dois donc, à l’exemple de mes supérieurs, en faire autant des Sirven, qui sans doute ont noyé leur fille pour la même cause. Il est vrai que je n’ai aucune preuve que le père, la mère et les deux sœurs de cette fille, l’aient assassinée ; mais j’entends dire qu’il n’y a pas plus de preuves contre les Calas : ainsi je ne risque rien. Peut-être c’en serait trop pour un juge de village de rouer et de brûler ; j’aurai au moins le plaisir de pendre toute une famille huguenote, et je serai payé de mes vacations sur leurs biens confisqués. Pour plus de sûreté, ce fanatique imbécile fait visiter le cadavre par un médecin aussi savant en physique que le juge l’est en jurisprudence. Le médecin, tout étonné de ne point trouver l’estomac de la fille rempli d’eau, et ne sachant pas qu’il est impossible que l’eau entre dans un corps dont l’air ne peut sortir, conclut que la fille a été assommée, et ensuite jetée dans le puits[2]. Un dévot du voisinage assure que toutes les familles protestantes sont dans cet usage. Enfin, après bien des procédures aussi irrégulières que les raisonnements étaient absurdes, le juge décrète de prise de corps le père, la mère, les sœurs de la décédée. À cette nouvelle Sirven assemble ses amis : tous sont certains de son innocence ; mais l’aventure des Calas remplissait toute la province de terreur : ils conseillent à Sirven de ne point s’exposer à la démence du fanatisme ; il fuit avec sa femme et ses filles ; c’était dans une saison rigoureuse. Cette troupe d’infortunés est dans la nécessité de traverser à pied des montagnes couvertes de neige ; une des filles de Sirven, mariée depuis un an, accouche sans secours dans le chemin, au milieu des glaces. Il faut que, toute mourante qu’elle est, elle emporte son enfant mourant dans ses bras. Enfin, une des premières nou-

  1. Voltaire avait écrit Mazaret, mais le nom du village est Mazamet ; voyez Histoire du pays castrois, par Marturé, tome II, page 310.
  2. Sirven avait établi sa famille à Saint-Alby, et était allé se fixer au château d’Aiguefonde, pour faire le terrier de M. d’Espérandieu. Élisabeth, rendue folle, disparaît de la maison qu’elle habite auprès de sa mère et de ses deux sœurs, et vingt jours après, le 4 janvier 1762, on la trouve noyée dans le puits des communaux de Saint-Alby. (B.)