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CHAPITRE VIII.

accusés de l’incendie de Rome, et qu’on les abandonna à la fureur du peuple. S’agissait-il de leur croyance dans une telle accusation ? non, sans doute. Dirons-nous que les Chinois que les Hollandais égorgèrent, il y a quelques années, dans les faubourgs de Batavia, furent immolés à la religion ? Quelque envie qu’on ait de se tromper, il est impossible d’attribuer à l’intolérance le désastre arrivé sous Néron à quelques malheureux demi-juifs et demi-chrétiens[1].

  1. Tacite dit. (Annales, XV, 44) : « Quos per flagitia invisos vulgus christianos appellabat. »

    Il était bien difficile que le nom de chrétien fût déjà connu à Rome : Tacite écrivait sous Vespasien et sous Domitien ; il parlait des chrétiens comme on en parlait de son temps. J’oserais dire que ces mots odio humani generis convicti pourraient bien signifier, dans le style de Tacite, convaincus d’être haïs du genre humain, autant que convaincus de haïr le genre humain.

    En effet, que faisaient à Rome ces premiers missionnaires ? Ils tâchaient de gagner quelques âmes, ils leur enseignaient la morale la plus pure ; ils ne s’élevaient contre aucune puissance ; l’humilité de leur cœur était extrême comme celle de leur état et de leur situation ; à peine étaient-ils connus ; à peine étaient-ils séparés des autres Juifs : comment le genre humain, qui les ignorait, pouvait-il les haïr ? et comment pouvaient-ils être convaincus de détester le genre humain ?

    Lorsque Londres brûla, on en accusa les catholiques ; mais c’était après des guerres de religion, c’était après la conspiration des poudres, dont plusieurs catholiques, indignes de l’être, avaient été convaincus.

    Les premiers chrétiens du temps de Néron ne se trouvaient pas assurément dans les mêmes termes. Il est très-difficile de percer dans les ténèbres de l’histoire ; Tacite n’apporte aucune raison du soupçon qu’on eut que Néron lui-même eût voulu mettre Rome en cendres. On aurait été bien mieux fondé de soupçonner Charles II d’avoir brûlé Londres : le sang du roi son père, exécuté sur un échafaud aux yeux du peuple qui demandait sa mort, pouvait au moins servir d’excuse à Charles II ; mais Néron n’avait ni excuse, ni prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs insensées peuvent être en tout pays le partage du peuple : nous en avons entendu de nos jours d’aussi folles et d’aussi injustes.

    Tacite, qui connaît si bien le naturel des princes, devait connaître celui du peuple, toujours vain, toujours outré dans ses opinions violentes et passagères, incapable de rien voir, et capable de tout dire, de tout croire, et de tout oublier.

    Philon (De Virtutibus, et Legatione ad Caium) dit que « Séjan les persécuta sous Tibère, mais qu’après la mort de Séjan l’empereur les rétablit dans tous leurs droits ». Ils avaient celui des citoyens romains, tout méprisés qu’ils étaient des citoyens romains ; ils avaient part aux distributions de blé ; et même, lorsque la distribution se faisait un jour de sabbat, on remettait la leur à un autre jour : c’était probablement en considération des sommes d’argent qu’ils avaient données à l’État, car en tout pays ils ont acheté la tolérance, et se sont dédommagés bien vite de ce qu’elle avait coûté.

    Ce passage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu’on envoya quatre mille Juifs ou Égyptiens en Sardaigne, et que si l’intempérie du climat les eût fait périr, c’eût été une perte légère, vile damnum (Annales, II, 85).

    J’ajouterai à cette remarque que Philon regarde Tibère comme un prince sage et juste. Je crois bien qu’il n’était juste qu’autant que cette justice s’accordait avec ses intérêts ; mais le bien que Philon en dit me fait un peu douter des hor-