Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
48
CHAPITRE IX.

Considérons le martyre de saint Polyeucte. Le condamna-t-on pour sa religion seule ? Il va dans le temple, où l’on rend aux dieux des actions de grâces pour la victoire de l’empereur Décius ; il y insulte les sacrificateurs, il renverse et brise les autels et les statues : quel est le pays au monde où l’on pardonnerait un pareil attentat ? Le chrétien qui déchira publiquement l’édit de l’empereur Dioclétien, et qui attira sur ses frères la grande persécution dans les deux dernières années du règne de ce prince, n’avait pas un zèle selon la science, et il était bien malheureux d’être la cause du désastre de son parti. Ce zèle inconsidéré, qui éclata souvent et qui fut même condamné par plusieurs Pères de l’Église, a été probablement la source de toutes les persécutions.

Je ne compare point sans doute les premiers sacramentaires aux premiers chrétiens : je ne mets point l’erreur à côté de la vérité ; mais Farel, prédécesseur de Jean Calvin, fit dans Arles la même chose que saint Polyeucte avait faite en Arménie. On portait dans les rues la statue de saint Antoine l’ermite en procession ; Farel tombe avec quelques-uns des siens sur les moines qui portaient saint Antoine, les bat, les disperse, et jette saint Antoine dans la rivière. Il méritait la mort, qu’il ne reçut pas, parce qu’il eut le temps de s’enfuir[1]. S’il s’était contenté de crier à ces moines qu’il ne croyait pas qu’un corbeau eût apporté la moitié d’un pain à saint Antoine l’ermite, ni que saint Antoine eût eu des conversations avec des centaures et des satyres, il aurait mérité une forte réprimande, parce qu’il troublait l’ordre ; mais

    invoquons les saints martyrs, mais en révérant saint Laurent, ne peut-on pas douter que saint Sixte lui ait dit : Vous me suivrez dans trois jours ; que dans ce court intervalle le préfet de Rome lui ait fait demander l’argent des chrétiens ; que le diacre Laurent ait eu le temps de faire assembler tous les pauvres de la ville ; qu’il ait marché devant le préfet pour le mener à l’endroit où étaient ces pauvres ; qu’on lui ait fait son procès ; qu’il ait subi la question ; que le préfet ait commandé à un forgeron un gril assez grand pour y rôtir un homme ; que le premier magistrat de Rome ait assisté lui-même à cet étrange supplice ; que saint Laurent sur ce gril ait dit : « Je suis assez cuit d’un côté, fais-moi retourner de l’autre si tu veux me manger ? » Ce gril n’est guère dans le génie des Romains ; et comment se peut-il faire qu’aucun auteur païen n’ait parlé d’aucune de ces aventures ? (Note de Voltaire.)

  1. Il faut regarder cet ouvrage comme une espèce de plaidoyer où M. de Voltaire se croyait obligé de se conformer quelquefois à l’opinion vulgaire. On ne mérite point la mort pour avoir jeté un morceau de bois dans le Rhône. On ne punit point de mort un homme qui, par emportement, donne quelques coups de bâton dont il ne résulte aucune blessure mortelle, et, aux yeux de la loi, un moine n’est qu’un homme : Farel méritait d’être renfermé pendant quelques mois, et condamné à payer aux moines, outre des dommages et intérêts, de quoi refaire un autre saint Antoine. (K.)