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ANECDOTE SUR BÉLISAIRE.

nous donne quatre-vingts milliards de damnés, sans compter tout ce qui l’a été auparavant, et tout ce qui doit l’être après. Il est vrai que, sur ces quatre-vingts milliards, il faut ôter deux ou trois mille élus, qui font le beau petit nombre ; mais c’est une bagatelle, et il est bien doux de pouvoir se dire en sortant de table : « Mes amis, réjouissons-nous ; nous avons au moins quatre-vingts milliards de nos frères dont les âmes toutes spirituelles sont pour jamais à la broche, en attendant qu’on retrouve leurs corps pour les faire rôtir avec elles. »

« Apprenez, monsieur le réprouvé, que votre grand Henri IV, que vous aimez tant, est damné pour avoir fait tout le bien dont il fut capable ; et que Ravaillac, purgé par le sacrement de pénitence, jouit de la gloire éternelle : voilà la vraie religion. Où est le temps où je vous aurais fait cuire avec Jean Hus, et Jérôme de Prague, avec Arnauld de Bresse, avec le conseiller Dubourg, et avec tous les infâmes qui n’étaient pas de notre avis dans ces siècles du bon sens où nous étions les maîtres de l’opinion des hommes, de leur bourse, et quelquefois de leur vie ? »

Qui proférait ces douces paroles ? C’était un moine sortant de sa licence. À qui les adressait-il ? C’était à un académicien de la première Académie de France[1]. Cette scène se passait chez un magistrat homme de lettres que le licencié[2] était venu solliciter pour un procès, dans lequel il était accusé de simonie. Et dans quel temps se tenait cette conférence à laquelle j’assistai ? C’était après boire, car nous avions dîné avec le magistrat, et le moine avec les valets de chambre ; et le moine était fort échauffé.

« Mon révérend père, lui dit l’académicien, pardonnez-moi, je suis un homme du monde qui n’ai jamais lu les ouvrages de vos docteurs. J’ai fait parler un vieux soldat romain comme aurait parlé notre du Guesclin, notre chevalier Bayard, ou notre Turenne. Vous savez qu’à nous autres gens du siècle il nous échappe bien des sottises ; mais vous les corrigez, et un mot d’un seul de vos bacheliers répare toutes nos fautes. Mais comme Bélisaire n’a pas dit un seul mot du bénéfice que vous demandez, et qu’il n’a point sollicité contre vous, j’espère que vous vous apaiserez, et que vous voudrez bien pardonner à un pauvre ignorant qui a fait le mal sans malice.

— À d’autres, dit le moine ; vous êtes une troupe de coquins qui ne cessez de prêcher la bienfaisance, la douceur, l’indulgence, et

  1. Marmontel.
  2. Coger était licencié en théologie. Voyez la note, tome XXI, page 357.