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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


garçons pour en faire un bon plat ; et puis qu’auraient-ils fait de leurs petites filles ?

Locke allègue encore des saints de la religion mahométane, qui s’accouplent dévotement avec leurs ânesses pour n’être point tentés de commettre la moindre fornication avec les femmes du pays. Il faut mettre ces contes avec celui du perroquet qui eut une si belle conversation en langue brasilienne avec le prince Maurice, conversation que Locke a la simplicité de rapporter, sans se douter que l’interprète du prince avait pu se moquer de lui. C’est ainsi que l’auteur de l’Esprit des lois s’amuse à citer de prétendues lois de Tunquin, de Bantam, de Bornéo, de Formose, sur la foi de quelques voyageurs, ou menteurs ou mal instruits. Locke et lui sont deux grands hommes en qui cette simplicité ne me semble pas excusable.


XXXVI. — Nature partout la même.

En abandonnant Locke en ce point, je dis avec le grand Newton : « Natura est semper sibi consona ; la nature est toujours semblable à elle-même. » La loi de la gravitation qui agit sur un astre agit sur tous les astres, sur toute la matière : ainsi la loi fondamentale de la morale agit également sur toutes les nations bien connues. Il y a mille différences dans les interprétations de cette loi, en mille circonstances ; mais le fond subsiste toujours le même, et ce fond est l’idée du juste et de l’injuste. On commet prodigieusement d’injustices dans les fureurs de ses passions, comme on perd sa raison dans l’ivresse ; mais quand l’ivresse est passée, la raison revient, et c’est, à mon avis, l’unique cause qui fait subsister la société humaine, cause subordonnée au besoin que nous avons les uns des autres.

Comment donc avons-nous acquis l’idée de la justice ? comme nous avons acquis celle de la prudence, de la vérité, de la convenance : par le sentiment et par la raison. Il est impossible que nous ne trouvions pas très-imprudente l’action d’un homme qui se jetterait dans le feu pour se faire admirer, et qui espérerait d’en réchapper. Il est impossible que nous ne trouvions pas très-injuste l’action d’un homme qui en tue un autre dans sa colère. La société n’est fondée que sur ces notions, qu’on n’arrachera jamais de notre cœur ; et c’est pourquoi toute société subsiste, à quelque superstition bizarre et horrible qu’elle se soit asservie.

Quel est l’âge où nous connaissons le juste et l’injuste ? L’âge où nous connaissons que deux et deux font quatre.