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ENTRETIENS CHINOIS.

raient bien davantage s’ils apprenaient que, depuis dix-sept siècles, vous êtes occupés à expliquer, à retrancher et à ôter, à concilier, à rajuster, à forger ; nous, au contraire, depuis cinquante siècles nous n’avons pas varié un seul moment.

le jésuite.

C’est parce que vous n’avez jamais été éclairés. Vous n’avez jamais écouté que votre simple raison ; elle vous a dit qu’il y a un Dieu, et qu’il faut être juste : il n’y a pas moyen de disputer sur cela ; mais il fallait écouter quelque chose au-dessus de votre raison ; il fallait lire tous les livres du peuple juif, que malheureusement vous ne connaissiez pas, et il fallait les croire ; et ensuite il fallait ne les plus croire et lire tous nos livres grecs et latins. Alors vous auriez eu, comme nous, mille belles querelles toutes les années ; chaque querelle aurait occasionné une décision admirable, un jugement nouveau : voilà ce qui vous a manqué, et c’est ce que je veux apprendre aux Chinois ; mais toujours pour le bien de la paix.

le mandarin.

Eh bien ! quand les Chinois, pour le bien de la paix, sauront toutes les opinions qui déchirent votre petit coin de terre au bout de l’Occident, en seront-ils plus justes ? Honoreront-ils leurs parents davantage ? Seront-ils plus fidèles à l’empereur ? L’empire sera-t-il mieux gouverné, les terres mieux cultivées ?

le jésuite.

Non assurément ; mais les Chinois seront sauvés comme moi : ils n’ont qu’à croire ce que je ne comprends pas.

le mandarin.

Pourquoi voulez-vous qu’ils le comprennent ?

le jésuite.

Ils ne le comprendront pas non plus.

le mandarin.

Pourquoi voulez-vous donc le leur apprendre ?

le jésuite.

C’est qu’il est nécessaire aujourd’hui à tous les hommes de le savoir.

le mandarin.

S’il est nécessaire à tous les hommes de le savoir, pourquoi les Chinois l’ont-ils toujours ignoré ? Pourquoi l’avez-vous ignoré vous-mêmes si longtemps ? Pourquoi n’en a-t-on jamais rien su dans toute la Grande-Tartarie, dans l’Inde, et au Japon ? Ce qui est nécessaire à tous les hommes ne leur est-il pas donné à tous ?