Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome27.djvu/436

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Que faisait saint Cucufin, le jour que nous célébrons sa fête ? Il bêchait le jardin des révérends pères capucins, il semait, il plantait, il cueillait des salades ; il n’allait point avec des filles boire du vin détestable dans un bouchon, altérer sa santé, et perdre, pour plaire à Dieu, le peu de raison que Dieu lui avait donné. Il semble, à voir la manière dont nous honorons les saints, qu’ils aient tous été des ivrognes.

Au reste, quand je propose d’imiter les saints en travaillant après avoir prié Dieu, ce n’est qu’avec une extrême défiance de mes idées. Je sais que les commis des aides s’y opposent, et qu’ils ont tous en vue l’honneur de Dieu et le bien de l’État. Ils prétendent que si l’on débitait un peu moins de vin, ils recevraient un peu moins de droits, et que tout serait perdu. L’inconvénient serait grand, je l’avoue ; mais ne pourrait-on pas les apaiser en leur faisant comprendre que, si l’on travaille tous les jours de fête après le service divin, sans en excepter une seule, les vignes seront mieux cultivées, les terres mieux labourées, qu’on vendra plus de vin et plus de grain, que les commis y gagneront, et que cette véritable dévotion enrichira l’État ?

apparition de saint cucufin au sieur aveline.

Le jour qu’on faisait à Troyes, dans notre cathédrale, le service de saint Cucufin, je m’avisai de semer pour la troisième fois mon champ dont les semailles avaient été pourries par les pluies : car je savais bien qu’il ne faut pas que le blé pourrisse[1] en terre pour lever, quoi qu’on die[2]. Le pain valait quatre sous et demi la livre ; les pauvres, dans notre élection, ne sèment et ne mangent que du blé noir, et sont accablés de tailles. Notre terrain est si mauvais, malgré tout ce qu’a pu faire saint Loup notre patron, que la huitième partie tout au plus est semée en froment ; la saison avançait, je n’avais pas un moment à perdre : je semais donc mon champ situé derrière Saint-Nicier, avec mon semoir à cinq socs, après avoir entendu la messe, et chanté les antiennes du saint jour. Voilà-t-il pas aussitôt le révérend gardien des capucins, assisté de quatre profès, qui se présente à moi à une heure et un quart de relevée, au sortir de table. Il était enflammé comme un chérubin, et criait comme un diable : « Théiste, athéiste, janséniste, oses-tu outrager Dieu et saint Cucufin au point de semer

  1. Jean, xii, 24 ; I. Cor., xv, 36.
  2. Femmes savantes, acte III, scène ii.