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CHAPITRE IV.

pas possible qu’il y ait dans le monde un peuple d’athées. Ils disaient aux jésuites : La cour de Pékin est athée, et vous aussi. Et le jésuite Hardouin leur répondait : Oui, il y a des sociétés d’athées, car vous l’êtes, vous Arnauld, Pascal, Quesnel[1] et Petitpied. Cette folie sacerdotale a été assez relevée dans plusieurs bons livres ; mais il faut ici découvrir le prétexte qui semblait à nos docteurs occidentaux colorer le reproche d’athéisme qu’ils faisaient à la plus respectable nation de l’Orient. L’ancienne religion chinoise consiste principalement dans la morale, comme celle de Platon, de Marc-Aurèle, d’Épictète, et de tous nos philosophes. L’empereur chinois ne paya jamais des argumentants pour savoir si un enfant est damné quand il meurt avant qu’on lui ait soufflé dans la bouche ; si une troisième personne est faite, ou engendrée, ou procédante ; si elle procède d’une première personne, ou de la seconde, ou de toutes les deux à la fois ; si une de ces personnes possède deux natures ou une seule ; si elle a une ou deux volontés ; si la mère d’une de ces personnes est maculée ou immaculée. Ils ne connaissent ni consubstantialité, ni transsubstantiation. Les quarante parlements chinois qui gouvernent tout l’empire ne savent rien de toutes ces choses : donc ils sont athées ! C’est ainsi qu’on a toujours argumenté parmi les chrétiens. Quand se mettra-t-on à raisonner ?

C’est abuser bien étrangement de la stupidité du vulgaire, c’est être bien stupide soi-même, ou bien fourbe et bien méchant, que de vouloir faire accroire que la principale partie de la religion n’est pas la morale. Adorez Dieu, et soyez juste, voilà l’unique religion des lettrés chinois. Leurs livres canoniques, auxquels on attribue près de quatre mille ans d’antiquité, ordonnent que l’empereur trace de ses mains quelques sillons avec la charrue, et qu’il offre à l’Être suprême les épis venus de son travail. Thomas d’Aquin, Scot, Bonaventure, François, Dominique, Luther, Calvin, chanoines de Westminster ! enseignez-vous quelque chose de mieux ?

Il y a quatre mille ans que cette religion si simple et si noble dure dans toute son intégrité ; et il est probable qu’elle est beaucoup plus ancienne : car puisque le grand empereur Fo-Hi, que les plus modérés compilateurs placent au temps où nous plaçons le déluge, observait cette auguste cérémonie de semer du blé, il est bien vraisemblable qu’elle était établie longtemps avant

  1. Ils ont du moins été traités d’athées par le P. Hardouin ; voyez la note 2, tome XVII, page 472.