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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome28.djvu/16

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PORTRAIT

De là je conclus que la nature n’est point en collusion avec le christianisme, comme le dit La Bletterie, mais que La Bletterie est en collusion avec des contes de vieilles, comme dit Julien : Quibus cum stolidis aniculis negotium erat.

La Bletterie, après avoir rendu justice à quelques vertus de Julien, finit pourtant l’histoire de ce grand homme[1] en disant que sa mort fut un effet « de la vengeance divine ». Si cela est, tous les héros morts jeunes depuis Alexandre jusqu’à Gustave-Adolphe ont été punis de Dieu, Julien mourut de la plus belle des morts, en poursuivant ses ennemis après plusieurs victoires. Jovien, qui lui succéda, régna bien moins longtemps que lui, et régna avec honte. Je ne vois point la vengeance divine, et je ne vois plus dans La Bletterie qu’un déclamateur de mauvaise foi. Mais où sont les hommes qui osent dire la vérité ?

Le stoïcien Libanius fut un de ces hommes rares ; il célébra le brave et clément Julien devant Théodose, le meurtrier des Thessaloniciens ; mais le sieur Le Beau et le sieur La Bletterie tremblent de le louer devant des habitués de paroisse[2].

On a reproché à Julien d’avoir quitté le christianisme dès qu’il le put faire sans risquer sa vie. C’est reprocher à un homme pris par des voleurs, et enrôlé dans leur bande, le couteau sur la gorge, de s’échapper des mains de ces brigands. L’empereur Constance, non moins barbare que son père Constantin, s’était baigné dans le sang de toute la famille de Julien. Il venait de tuer le propre frère de ce grand homme. L’impératrice Eusébie eut beaucoup de peine à obtenir que Constance permît au jeune Julien de vivre. Il fallut que ce prince infortuné se fît tondre en moine, et reçût ce qu’on appelle les quatre mineurs, pour n’être pas assassiné. Il imita Junius Brutus, qui contrefit l’insensé pour tromper les fureurs de Tarquin. Il fut bête jusqu’au temps où, se trouvant dans les Gaules à la tête d’une armée, il devint homme et grand homme. Voilà celui qui est appelé apostat par les apostats de la raison, si on peut appeler ainsi ceux qui ne l’ont jamais connue.

Montesquieu dit : « Malheur à un prince ennemi d’une faction qui lui survit[3] ! » Supposons que Julien eût achevé de vaincre

  1. La première édition de l’Histoire de l’empereur Julien, par l’abbé de La Bletterie, est de 1735.
  2. C’était ici que finissait la version de 1767.
  3. Montesquieu (Grandeur et Décadence des Romains, chapitre ier, alinéa 18) s’exprime ainsi : « Malheur à la réputation de tout prince qui est opprimé par un parti qui devient le dominant, ou qui a tenté de détruire un préjugé qui lui survit ! »