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ET DE SA FEMME.

certains. Ce qui forme un soupçon violent dans l’esprit d’un homme est très-équivoque, très-faible aux yeux d’un autre. Ainsi le supplice de la question et celui de la mort sont devenus des choses arbitraires parmi nous, pendant que, chez tant d’autres nations, la torture est abolie comme une barbarie inutile, et qu’il est sévèrement défendu de faire mourir un homme sur de simples indices[1].

Du moins la torture ne doit être ordonnée en France que lorsqu’il y a préalablement un corps de délit ; et il n’y en avait point. Une femme morte d’apoplexie, soupçonnée vaguement d’avoir été assassinée, n’est point un corps de délit.

Après les indices viennent ce qu’on appelle des demi-preuves, comme s’il y avait des demi-vérités.

Mais enfin on n’avait contre Montbailli ni demi-preuve ni indice ; tout parlait manifestement en sa faveur. Comment donc s’est-il pu faire que le conseil d’Arras, après avoir reçu les dénégations toujours simples, toujours uniformes de Montbailli et de sa femme, ait condamné le mari à souffrir la question ordinaire et extraordinaire, à mourir sur la roue, après avoir eu le poing coupé ; la femme à être pendue et jetée dans les flammes ?

Serait-il vrai que les hommes accoutumés à juger les crimes contractassent l’habitude de la cruauté, et se fissent à la longue un cœur d’airain ? Se plairaient-ils enfin aux supplices, ainsi que les bourreaux ? La nature humaine serait-elle parvenue à ce degré d’atrocité ? Faut-il que la justice, instituée pour être la gardienne de la société, en soit devenue quelquefois le fléau ? Cette loi universelle dictée par la nature, qu’il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de punir un innocent, serait-elle bannie du cœur de quelques magistrats trop frappés de la multitude des délits ?

La simplicité, la dénégation invariable des accusés, leurs réponses modestes et touchantes qu’ils n’avaient pu se commu-

  1. Quand les juges n’ont point vu le crime, quand l’accusé n’a point été saisi en flagrant délit, qu’il n’y a point de témoins oculaires, que les déposants peuvent être ennemis de l’accusé, il est démontré qu’alors le prévenu ne peut être jugé que sur des probabilités. S’il y a vingt probabilités contre lui, ce qui est excessivement rare, et une seule en sa faveur, de même force que chacune des vingt, il y a du moins un contre vingt qu’il n’est point coupable : dans ce cas, il est évident que des juges ne doivent pas jouer à vingt contre un le sang innocent. Mais si, avec une seule probabilité favorable, l’accusé nie jusqu’au dernier moment, ces deux probabilités, fortifiées l’une par l’autre, équivalent aux vingt qui le chargent. En ce dernier cas, condamner un homme ce n’est pas le juger, c’est l’assassiner au hasard. Or, dans le procès de Montbailli, il y avait beaucoup plus d’apparence de l’innocence que du crime. (Note de Voltaire.)