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LETTRE


qu’il est faux qu’il y ait également toujours égale quantité de mouvement dans la nature ; qu’il est faux que les planètes soient des soleils ; qu’il est faux que les mines de sel et les fontaines viennent de la mer ; qu’il est faux que le chyle devienne sang dans le foie, etc., etc., etc., etc., etc., etc.

Mon indigne envie contre Descartes m’emporta jusqu’à cette bassesse. Mais je confesse que je fus entraîné dans ce crime par Aristote, qui me fit donner une pension sur la cassette d’Alexandre, seule pension dont j’aie été régulièrement payé.

11° Je dois confesser encore que Scudéri, Claveret, d’Aubignac, Boisrobert, Colletet, et autres, me firent donner beaucoup d’argent par le trésorier du cardinal de Richelieu, pour écrire contre Corneille, dont j’ai persécuté la famille. Je me suis oublié jusqu’à dire[1] que « si ce grand homme n’était pas égal à lui-même dans Attila et dans Agésilas, on ne jugeait des génies tels que lui que par leurs extrêmes beautés, et non par leurs défauts ».

12° Enfin ma plus grande faute a été de ne pouvoir supporter l’éclat de la gloire dont notre ami Fréron a ébloui l’univers. Mais ce n’est que par degrés que je me suis livré à l’envie que ce grand homme a excitée en moi. D’abord ce fut une émulation louable, si j’ose le dire ; mais enfin les serpents de l’envie me piquèrent : j’ai rendu mon maître ridicule ; j’ai goûté le plaisir infernal de rire quand son nom s’est trouvé trop souvent au bout de ma plume.

Étant ainsi convenu avec mon charitable directeur de conscience que je suis d’un naturel jaloux, bas, rampant, avide, ennemi des arts, ennemi de la tolérance, flatteur des gens en place, etc., et les péchés avoués étant à demi pardonnés, je me flatte que cet honnête homme, que je connais très-bien, sera content de ma confession sincère :

Je ne suis plus jaloux, mon crime est expié.
J’éprouve un sentiment plus doux, plus légitime ;
       L’auteur d’une lettre anonyme
       Me fait une grande pitié.

Mais, en même temps, j’avertis que voilà la première et la dernière fois que je répondrai aux lettres anonymes des polissons et des fous, et même aux lettres des personnes que je n’ai pas l’honneur de connaître : car bien que je sois très-jeune, et que je n’aie que soixante et dix-huit ans, cependant le temps est cher, et il faut tâcher de ne le pas perdre quand on veut apprendre quelque chose.

  1. Voyez tome XIV, page 57.