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��ESSAI SUR LES PROBABILITÉS

��Les juges d'un bailliage de Bar, qui firent périr, en 17G8, un père de famille, un vieillard, nommé Martin \ sur la roue, le condamnèrent sur les plus fausses conjectures. Un meurtre et un vol s'étaient commis sur le grand chemin à quelques pas de la maison de l'accusé; on trouva sur le sable la trace de deux souliers, et on conclut que c'étaient les siens. Un témoin du meurtre fut confronté avec lui, et dit : « Ce n'est pas là l'assassin. — Dieu soit loué! s'écria le vieillard innocent, en voici un qui ne ma pas reconnu, » Le juge interprète ces paroles comme un aveu du crime. Il crut qu'elles signifiaient : « Je suis coupable, et on ne m'a pas reconnu, » Elles signifiaient tout le contraire; mais la sentence fut portée, le condamné transféré à Paris, et le jugement confirmé à la Tournelle, dans un temps où de mal- heureuses affaires publiques ne permettaient pas un examen réfléchi des malheurs particuliers. L'innocent, reconduit au bailliage de Bar, fut exécuté, son bien confisqué, sa nombreuse famille dispersée. Quelques jours après, un scélérat condamné et exécuté dans le même lieu avoua à la potence qu'il était cou- pable du meurtre pour lequel un père de famille très-vertueux avait été romi)u vif. Il est évident que le juge n'avait porté ce jugement affreux que parce qu'il avait très-mal raisonné.

La fatale méprise d'Arras - est encore toute récente : elle criait vengeance. Le conseil d'Ai'tois, réformé depuis, avait, en 1770, condamné un jeune homme très-estimable, nommé Mont- bailli, à mourir sur la roue, et sa femme, dont il était tendrement aimé, à être brûlée. Montbailli fut exécuté dans la ville de Saint- Omer. Le supplice de son épouse fut différé, parce qu'elle était grosse. On a eu le temps d'obtenir du chef éclairé de la justice que le procès fût revu par le nouveau conseil d'Arras. Les deux époux ont été absous d'une voix unanime, La malheureuse veuve est revenue en triomphe dans sa patrie. Tout Saint-Omer a couru au-devant d'elle. On a allumé des feux de joie; on a donné une fête à l'avocat qui a défendu l'innocence. Cette femme vit respectée; mais elle vit pauvre : son vertueux mari a été roué, et les juges qui l'ont assassiné juridiquement restent tran- quilles.

Il faut le dire, ces exemples étaient très-fréquents il y a quelques années : la justice était égarée hors de ses limites ; l'attention portée aux afl'aires d'État, la précipitation, et je ne

��1. Voyez tome XVllI, page 118, et, dans le présent volume, pages 41G et

2. Voyez page 425.

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