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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome28.djvu/96

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LETTRE À MADAME DE LA FLACHÈRE.

certaine pour votre famille : perte qui ne se réparera jamais, quels que soient les vainqueurs. Vous auriez pu la prévenir, et vous la voyez faire tranquillement ! vous laissez couler l’eau sans faire aucun effort pour l’arrêter. L’incendie fait tous les jours de nouveaux progrès, et vous ne vous en mettez point en peine. Pouvez-vous croire que Dieu ne vous en demandera aucun compte ? Quel aveuglement ! quel oubli de la justice du Dieu que nous servons ! Voilà, madame, trois sujets de scrupule, qu’une charité sacerdotale propose à vos méditations[1]. »

Ce n’est pas tout ; il envoie cette lettre à la dame de Cramayel, au curé de Saint-Paul, et à trois ou quatre prêtres directeurs de dévotes qui ne manqueront pas de la répandre, qui formeront une pieuse cabale contre la famille Laborde, qui solliciteront les juges, qui animeront le public en faveur de l’innocence opprimée par un fermier général. La cause va devenir celle de Dieu et celle du peuple : car on suppose toujours que ni l’un ni l’autre n’aiment les fermiers généraux[2]. Cette manœuvre n’était pas maladroite ; mais Dieu ne l’a pas bénie comme l’espérait Claustre. Ce n’est pas assez, quand il s’agit d’un compte de tutelle, de parler de piété et de dévotion ; il faut des faits vrais et des calculs justes. C’est précisément ce qui a manqué au zèle de l’abbé Claustre. Il se flattait que le sieur Jean-François de Laborde, principalement attaqué dans ce procès, étant âgé de quatre-vingts ans, succomberait à la faiblesse de son âge et à la fatigue de rassembler un tas immense de papiers oubliés depuis longtemps, et peut-être égarés. Il était sûr de compromettre le frère avec sa sœur de La Flachère, le père avec sa fille de Cramayel. Il avait l’espérance de conduire au tombeau la vieillesse du sieur Jean-François de Laborde, et celle de sa sœur la dame de La Flachère ; et c’est dans cette unique vue qu’il ne s’est pas trompé. L’un et l’autre sont morts, en effet, de chagrin ; mais du moins ils ne sont morts qu’après avoir pleinement confondu leur adversaire, et après avoir obtenu des arrêts contre le calomniateur. Claustre n’était pas aussi

  1. Quel ministre du Seigneur ! comme il fête la Pentecôte ! comme il est fort de choses ce petit Fontenelle ! comme il mêle sagement l’inondation et l’incendie ; comme il est éloquent, comme sa charité sacerdotale propose trois scrupules à une femme pieuse ! On verra ci-dessous ses mensonges : ils surpassent de beaucoup le nombre des trois scrupules de ce saint personnage. (Note de Voltaire.) — Fontenelle, dans sa réponse à l’évêque de Luçon, successeur de Lamotte à l’Académie française, le 6 mars 1732, avait appelé ce dernier un poëte fort de choses. (B.)
  2. Voltaire a souvent rappelé l’anathème de saint Matthieu contre les receveurs des impôts ; voyez notamment tome XXVI, page 536 ; XXVII, 38.