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ET SUR LE GÉNÉRAL LALLY.

et encore plus à lui-même. Un des directeurs lui demandant comment il avait bien mieux fait ses affaires que celles de sa compagnie : « C’est, répondit-il, parce que j’ai suivi vos instructions dans tout ce qui vous regarde, et que je n’ai écouté que les miennes dans mes intérêts. » Ayant été fait gouverneur de l’île de Bourbon par le roi, avec un plein pouvoir, quoique au nom de la compagnie, il arma des vaisseaux à ses frais, forma des matelots, leva des soldats, les disciplina, fit un commerce avantageux à main armée ; il créa en un mot l’île de Bourbon. Il fit plus, il dispersa une escadre anglaise dans la mer de l’Inde : ce qui n’était jamais arrivé qu’à lui, et ce qu’on n’a pas revu depuis. Enfin il assiégea Madras, et força cette ville importante à capituler.

Les ordres précis du ministère français étaient de ne garder aucune conquête en terre ferme : il obéit. Il permit aux vaincus de racheter leur ville pour environ neuf millions de France, et servit ainsi le roi son maître et la compagnie. Rien ne fut jamais dans ces contrées ni plus utile ni plus glorieux. On doit ajouter, pour l’honneur de La Bourdonnaie, que dans cette expédition il se conduisit avec une politesse, une douceur, une magnanimité dont les Anglais firent l’éloge. Ils estimèrent et ils aimèrent leur vainqueur. Nous ne parlons que d’après des Anglais revenus de Madras, qui n’avaient nul intérêt de nous déguiser la vérité. Quand les étrangers estiment un ennemi, il semble qu’ils avertissent ses compatriotes de lui rendre justice.

Le gouverneur de Pondichéry, Dupleix, réprouva cette capitulation ; il osa la faire casser par une délibération du conseil de Pondichéry, et garda Madras, malgré la foi des traités et les lois de toutes les nations. Il accusa La Bourdonnaie d’infidélité ; il le peignit à la cour de France et aux directeurs de la compagnie comme un prévaricateur qui avait exigé une rançon trop faible et reçu de trop grands présents. Des directeurs, des actionnaires, joignirent leurs plaintes à ces accusations. Les hommes, en général, ressemblent aux chiens qui hurlent quand ils entendent de loin d’autres chiens hurler.

Enfin les cris de Pondichéry ayant animé le ministère de Versailles, le vainqueur de Madras, le seul qui dans cette guerre eût soutenu l’honneur du pavillon français, fut enfermé à la Bastille par lettre de cachet. Il languit dans cette prison pendant trois ans et demi, sans pouvoir jouir de la consolation de voir sa famille. Au bout de ce temps, les commissaires du conseil qu’on lui donna pour juges furent forcés, par l’évidence de la vérité