Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/184

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
174
FRAGMENTS HISTORIQUES

tresses. Il se contente de dire que les géants naquirent de leurs amours[1]. L’apôtre saint Jude ou Juda, ou Lébée, ou Tebeus, ou Thadeus, cite ce faux Énoc comme un livre canonique dans la lettre qui lui est attribuée, sans qu’on sache à qui elle est adressée. Saint Jude, dans cette lettre, parle de la défection des anges.

Voici ses paroles[2] : « Or je veux vous faire souvenir de tout ce que vous savez, que Jésus, sauvant le peuple de la terre d’Égypte, détruisit ensuite ceux qui ne crurent pas, et qu’il retient dans des chaînes éternelles et dans l’obscurité les anges qui n’ont pas gardé leur principauté, mais qui ont quitté leur domicile. »

Et dans un autre endroit[3], en parlant des méchants : « Ce sont des nuées sans eau, des arbres d’automne sans fruit, deux fois morts et déracinés ; des flots de la mer agitée, écumant ses confusions ; des étoiles errantes, à qui la tempête des ténèbres est réservée pour l’éternité. Or c’est d’eux qu’a prophétisé Énoc, le septième après Adam. »

On s’est donc servi dans notre Occident d’un livre apocryphe pour fonder la chute des anges, la première cause de la chute de l’homme. On a corrompu aussi le sens naturel d’un passage d’Isaïe pour transformer le premier des anges en diable, en tordant singulièrement ces paroles[4] : « Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer ? » Il est vrai que notre populace appelle notre diable Lucifer ; mais le mot Lucifer n’est point dans Isaïe : c’est Hélel ; c’est l’étoile du matin ; c’est l’étoile de Vénus ; c’est une métaphore dont Isaïe se sert pour exprimer la mort du roi de Babylone : « Comment as-tu pu mourir, malgré tes musettes ? comment es-tu couché avec les vers ? comment es-tu tombée, étoile du matin ? » Les commentateurs figuristes ont imaginé cette équivoque pour faire accroire que le diable, Lucifer, est tombé du ciel ; et cette erreur s’est longtemps soutenue[5].

Mais la vérité est qu’il n’a jamais été question d’un génie, d’un

  1. Dom Calmet était persuadé de l’existence de cette race de géants, comme de celle des vampires. Il se prévaut surtout, dans sa dissertation sur cette matière, de la découverte que fit, en 1613, un fameux chirurgien très-inconnu. Il trouva, dit dom Calmet, le tombeau et les os du roi Teutoboc, qui avait trente pieds de long et douze pieds d’une épaule à l’autre : c’était en Dauphiné, près de Montrigaut. Ce roi Teutoboc descendait évidemment des anges qui daignèrent faire des enfants aux filles. (Note de Voltaire.)
  2. Versets 5 et 6.
  3. Versets 12-14.
  4. Isaïe, xiv, 12.
  5. Voyez l’article Bekker dans les Questions sur l’Encyclopédie (Note de Voltaire). — Tome XVII, page 559.