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FRAGMENT

décrétale adressée à saint Boniface, permit qu’un mari prît une seconde femme quand la sienne était infirme. Luther et Mélanchthon permirent au landgrave de Hesse[1] deux femmes, parce qu’il avait au nombre de trois ce qui chez les autres se borne à deux. Le chancelier d’Angleterre Cowper, qui était dans le cas ordinaire, épousa cependant deux femmes[2] sans demander permission à personne, et ces deux femmes vécurent ensemble dans l’union la plus édifiante ; mais ces exemples sont rares.

Quant aux autres lois de la Chine, nous avons toujours pensé qu’elles étaient imparfaites, puisqu’elles sont l’ouvrage des hommes qui les exécutent. Mais qu’on nous montre un autre pays où les bonnes actions soient récompensées par la loi, où le laboureur le plus vertueux et le plus diligent soit élevé à la dignité de mandarin sans abandonner sa charrue : partout on punit le crime ; il est plus beau sans doute d’encourager à la vertu.

À l’égard du caractère général des nations, la nature l’a formé. Le sang des Chinois et des Indiens est peut-être moins acre que le nôtre, leurs mœurs plus tranquilles. Le bœuf est plus lent que le cheval, et la laitue diffère de l’absinthe.

Le fait est qu’à notre orient et à notre occident la nature a de tout temps placé des multitudes d’êtres de notre espèce que nous ne connaissons que d’hier. Nous sommes sur ce globe comme des insectes dans un jardin : ceux qui vivent sur un chêne rencontrent rarement ceux qui passent leur courte vie sur un orme.

Rendons justice à ceux que notre industrie et notre avarice ont été chercher par delà le Gange : ils ne sont jamais venus dans notre Europe pour gagner quelque argent ; ils n’ont jamais eu la moindre pensée de subjuguer notre entendement, et nous avons passé des mers inconnues pour nous rendre maîtres de leurs trésors, sous prétexte de gouverner leurs âmes.

Quand les Albuquerque vinrent ravager les côtes de Malabar, ils menaient avec eux des marchands, des missionnaires et des soldats. Les missionnaires baptisaient les enfants, que les soldats égorgeaient ; les marchands partageaient le gain avec les capitaines ; le ministère portugais les rançonnait tous ; et des auteurs moines, traduits ensuite par d’autres moines, transmettaient à la postérité tous les miracles que fit la sainte Vierge dans l’Inde pour enrichir des marchands portugais.

  1. Philippe le Magnanime, landgrave de Hesse ; voyez tome XII, pages 297-298 : et aussi, dans le Dictionnaire de Bayle, la remarque Q de l’article Luther.
  2. Voyez tome XII, page 298 ; et XXVI, 144.