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FRAGMENT

pas pensé à établir la diète européane ou europaine, avec les quinze dominations égales et la paix perpétuelle.

Ces chimères avaient été souvent rebattues par l’abbé de Saint-Pierre, dans plusieurs de ses petits livres, et n’avaient été remarquées que pour leur singularité. Il croyait avoir perfectionné la république de Platon et le gouvernement imaginaire de Salente. Nous avons eu en France, en Angleterre, beaucoup de ces projets, quelques-uns peut-être désirables, et nul de praticable ; nous sommes même encore aujourd’hui accablés de systèmes. Celui de Maximilien de Rosny, duc de Sully, a paru le plus étonnant de tous. Bouleverser toute l’Europe pour y introduire une paix perpétuelle ; changer toutes les dominations pour les rendre égales ; substituer un intérêt général à tous les intérêts de chaque pays ; avoir une ville commune, une armée commune, des finances communes ! Un tel roman n’était bon que dans la comédie du Potier d’étain, ou de Sir Politick[1].

Il se peut que Henri IV et le duc de Sully se fussent quelquefois égayés, dans la conversation, à parler de ce roman ; mais qu’on en ait sérieusement fait le plan ; que Henri IV, la reine Élisabeth, la république de Venise, et plusieurs princes d’Allemagne, se soient ligués ensemble pour l’exécuter : c’est ce qui est démontré faux. La démonstration consiste en ce qu’on n’a jamais retrouvé aucun vestige d’une pareille négociation, ni dans les archives de Londres, ni chez aucun prince d’Allemagne, ni à Venise, ni dans les Mémoires du secrétaire d’État Villeroi, ministre du dehors sous Henri. Le silence en pareil cas parle assez hautement.

L’abbé de Saint-Pierre osa supposer que les projets de gouverner la France par scrutin, et de partager l’Europe en quinze dominations, pour lui assurer une paix perpétuelle, avaient été adoptés et rédigés par le dauphin duc de Bourgogne, père de Sa Majesté Louis XV ; et qu’à la mort de ce prince ils avaient été trouvés parmi ses papiers. On lui remontra qu’il était faux que dans les papiers du duc de Bourgogne on en eût trouvé un seul qui eût le moindre rapport à ces romans politiques ; qu’il n’était pas permis d’abuser ainsi d’un nom si respectable, et de mentir si grossièrement pour autoriser des chimères. Voici ce qu’il répondit en propres mots[2] :

  1. Le Potier d’étain, homme d’État, est une comédie danoise, du baron de Holberg ; Sir Politick Wouldbe est une comédie de Saint-Évremond.
  2. Ouvrages de politique, par M. l’abbé de Saint-Pierre, à Rotterdam, chez Bénian, et à Paris, chez Briasson ; tome III, pages 191 et 192, (Note de Voltaire.)