Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/336

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ce monde, répondit Mme de Pompadour[1] ; je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m’embarrasserait fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée.

— C’est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que Sa Majesté nous ait confisqué nos dictionnaires encyclopédiques, qui nous ont coûté chacun cent pistoles : nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions. »

Le roi justifia sa confiscation : il avait été averti que les vingt et un volumes in-folio[2], qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France ; et il avait voulu savoir par lui-même si la chose était vraie, avant de permettre qu’on lût ce livre. Il envoya sur la fin du souper chercher un exemplaire par trois garçons de sa chambre, qui apportèrent chacun sept volumes avec bien de la peine.

On vit à l’article Poudre[3] que le duc de La Vallière avait raison ; et bientôt Mme de Pompadour apprit la différence entre l’ancien rouge d’Espagne, dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la pourpre qui sortait du murex, et que par conséquent notre écarlate était la pourpre des anciens ; qu’il entrait plus de safran dans le rouge d’Espagne, et plus de cochenille dans celui de France.

Elle vit comme on lui faisait ses bas au métier ; et la machine de cette manœuvre la ravit d’étonnement. « Ah ! le beau livre ! s’écria-t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles pour le posséder seul, et pour être le seul savant de votre royaume ? »

Chacun se jetait sur les volumes comme les filles de Lycomède sur les bijoux d’Ulysse ; chacun y trouvait à l’instant tout ce qu’il cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient surpris d’y voir la décision de leurs affaires. Le roi y lut tous les droits de sa couronne. « Mais vraiment, dit-il, je ne sais pourquoi on m’avait dit tant de mal de ce livre.

— Eh ! ne voyez-vous pas, sire, lui dit le duc de Nivernois, que c’est parce qu’il est fort bon ? On ne se déchaîne contre le médiocre et le plat en aucun genre. Si les femmes cherchent

  1. La marquise de Pompadour était morte en 1764. Il n’y avait alors que sept volumes de publiés.
  2. Voyez la note de la page précédente.
  3. L’article Poudre est dans le tome XIII de l’Encyclopédie, publié en 1765.