Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/378

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ce ministre. Ma passion se communiqua au bon vieillard qui venait de lire l’édit du 13 septembre sous le rosny.

Nous allions partir, lorsqu’un procureur fiscal d’une petite ville voisine nous arrêta tout court. Il se mit à prouver que rien n’est plus dangereux que la liberté de se nourrir comme on veut ; que la loi naturelle ordonne à tous les hommes d’aller acheter leur pain à vingt lieues, et que si chaque famille avait le malheur de manger tranquillement son pain à l’ombre de son figuier, tout le monde deviendrait monopoleur. Les discours véhéments de cet homme d’État ébranlèrent les organes intellectuels de mes camarades ; mais mon bonhomme, qui avait tant d’envie de voir le roi, resta ferme. « Je crains les monopoleurs, dit-il, autant que les procureurs ; mais je crains encore plus la gêne horrible sous laquelle nous gémissions, et de deux maux il faut éviter le pire.

« Je ne suis jamais entré dans le conseil du roi ; mais je m’imagine que lorsqu’on pesait devant lui les avantages et les dangers d’acheter son pain à sa fantaisie, il se mit à sourire, et dit :

« Le bon Dieu m’a fait roi de France, et ne m’a pas fait grand panetier ; je veux être le protecteur de ma nation, et non son oppresseur réglementaire. Je pense que quand les sept vaches maigres[1] eurent dévoré les sept vaches grasses, et que l’Égypte éprouva la disette, si Pharaon, ou le pharaon, avait eu le sens commun, il aurait permis à son peuple d’aller acheter du blé à Babylone et à Damas ; s’il avait eu un cœur, il aurait ouvert ses greniers gratis, sauf à se faire rembourser au bout de sept ans que devait durer la famine. Mais forcer ses sujets à lui vendre leurs terres, leurs bestiaux, leurs marmites, leur liberté, leurs personnes, me paraît l’action la plus folle, la plus impraticable, la plus tyrannique. Si j’avais un contrôleur général qui me proposât un tel marché, je crois, Dieu me pardonne, que je l’enverrais à sa maison de campagne avec ses vaches grasses. Je veux essayer de rendre mon peuple libre et heureux, pour voir comment cela fera. »

Cet apologue frappa toute la compagnie. Le procureur fiscal alla procéder ailleurs, et nous partîmes, le bonhomme et moi, dans ma charrette qu’on appelait carrosse, pour aller au plus vite voir le roi.

Quand nous approchâmes de Pontoise, nous fûmes tout éton-

  1. Genèse, xi, 18, 19.