Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/388

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fils d’un lieutenant-général de vos armées, qui était à peu près de mon âge[1], et qui étudiait comme moi la tactique. Ses talents étaient infiniment supérieurs aux miens. J’ai encore de sa main des notes sur les campagnes du roi de Prusse et du maréchal de Saxe, qui font voir qu’il aurait été digne de servir sous ces grands hommes.

La conformité de nos études nous ayant liés ensemble, j’eus l’honneur d’être invité à dîner avec lui chez madame l’abbesse, dans l’extérieur du couvent, au mois de juin 1765. Nous y allions assez tard, et nous étions fort pressés ; il tombait une petite pluie ; nous rencontrâmes quelques enfants de notre connaissance ; nous mîmes nos chapeaux, et nous continuâmes notre route. Nous étions, je m’en souviens, à plus de cinquante pas d’une procession de capucins.

Saucourt, ayant su que nous ne nous étions point détournés de notre chemin pour aller nous mettre à genoux devant cette procession, projeta d’abord d’en faire un procès au cousin germain de madame l’abbesse. C’était seulement, disait-il, pour l’inquiéter, et pour lui faire voir qu’il était un homme à craindre.

Mais ayant su qu’un crucifix de bois, élevé sur le pont neuf de la ville, avait été mutilé depuis quelque temps, soit par vétusté, soit par quelque charrette, il résolut de nous en accuser, et de joindre ces deux griefs ensemble. Cette entreprise était difficile.

Je n’ai sans doute rien exagéré quand j’ai dit[2] qu’il imita la conduite du capitoul David, car il écrivit lettres sur lettres à l’évêque d’Amiens ; et ces lettres doivent se retrouver dans les papiers de ce prélat. Il dit qu’il y avait une conspiration contre la religion catholique romaine ; que l’on donnait tous les jours des coups de bâton aux crucifix ; qu’on se munissait d’hosties consacrées, qu’on les perçait à coups de couteau, et que, selon le bruit public, elles avaient répandu du sang.

On ne croira pas cet excès d’absurde calomnie ; je ne la crois pas moi-même : cependant je la lis dans les copies des pièces qu’on m’a enfin remises entre les mains.

Sur cet exposé, non moins extravagant qu’odieux, on obtint des monitoires, c’est-à-dire des ordres à toutes les servantes, à toute la populace, d’aller révéler aux juges tous les contes qu’elles auraient entendu faire, et de calomnier en justice, sous peine d’être damnées.

  1. C’est d’Étallonde qui parle.
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