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364 LETTRE

plus que moi les grands hommes que cette île a produits, et j'en ai donné assez de preuves. La yéritê, qu'on ne peut déguiser devant vous, m'ordonne de 'sous avouer que ce Shakespeare, si sauvage, si bas, si effréné, et si absurde, avait des étincelles de génie. Oui, messieurs, dans ce chaos obscur, composé de meurtres et de bouffonneries, d'héroïsme et de turpitude, de discours des halles et de grands intérêts, il y a des traits natu- rels et frappants. C'était ainsi à peu près que la tragédie était traitée en Espagne sous Philippe II, du vivant de Shakespeare. Vous savez qu'alors l'esprit de l'Espagne dominait en Europe, et jusque dans l'Italie. Lope de Véga en est un grand exemple.

Il était précisément ce que fut Shakespeare en Angleterre, un composé de grandeur et d'extravagance, quelquefois digne modèle de Corneille, quelquefois travaillant pour les petites- maisons, et s'abandonnant à la folie la plus brutale, le sachant très-bien, et l'avouant publiquement dans des vers qu'il nous a laissés, et qui sont peut-être parvenus jusqu'à vous. Ses contem- porains, et encore plus ses prédécesseurs, firent de la scène espagnole un monstre qui plaisait à la populace. Ce monstre fut promené sur les théâtres de Milan et de .\aples. Il était impossible que cette contagion n'infectât pas l'Angleterre ; elle corrompit le génie de tous ceux qui travaillèrent pour le théâtre longtemps avant Shakespeare. Le lord Buckurst, l'un des ancêtres du lord Dorset, avait composé la tragédie de Gorboduc^. C'était un bon roi, mari d'une bonne reine ; ils partageaient, dès le premier acte, leur royaume entre deux enfants qui se querellèrent pour ce partage ; le cadet donnait à l'aîné un soufflet au second acte ; l'aîné, au troisième acte, tuait le cadet ; la mère, au quatrième, tuait l'aîné ; le roi, au cinquième, tuait la reine Gorboduc ; et le peuple, soulevé, tuait le roi Gorboduc : de sorte qu'à la fin il ne restait plus personne.

Ces essais sauvages ne purent parvenir en France ; ce royaume alors n'était pas même assez heureux pour être en état d'imiter les vices et les folies des autres nations. Quarante ans de guerres civiles écartaient les arts et les plaisirs. Le Fanatisme marchait dans toute la France, le poignard dans une main et le crucifix dans l'autre. Les campagnes étaient en friche, les villes en cendres. La cour de Philippe II n'y était connue que par le soin

��1. C'est d'une pièce intitulée Ferrex et Porrex, et originairement composée par Thomas Sackviile, depuis lord Dorset, en société avec Thomas Norton, qu'on a fait la tragédie de Gorboduc. (B.)

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