Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome30.djvu/496

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
486
DIALOGUES
Callicrate.

Quoi ! je ne saurai jamais ce que c’est qu’une âme ? Et il ne me sera pas démontré que j’en ai une ?

Évhémère.

Non, mon ami.

Callicrate.

Dites-moi donc ce que c’est que notre instinct, dont vous m’avez parlé tout à l’heure. Vous m’avez dit que Dieu nous avait fait non-seulement présent de la raison, mais encore de l’instinct : il me semble qu’on n’accorde cette propriété qu’aux bêtes, et que même on ne sait pas trop ce qu’on entend par cette propriété. Les uns disent que c’est une âme d’une espèce différente de la nôtre ; les autres croient que c’est la même âme avec d’autres organes ; quelques rêveurs[1] ont avancé que ce n’est qu’une machine : et vous, que rêvez-vous ?

Évhémère.

Je rêve que Dieu nous a tout donné, à nous et aux animaux, et que les animaux sont bien plus heureux que nos philosophes ; ils ne se tourmentent pas pour savoir ce que Dieu veut qu’ils ignorent ; leur instinct est plus sûr que le nôtre ; ils ne font point de système sur ce que deviendront leurs facultés après leur mort : jamais abeille n’a eu la folie d’enseigner dans une ruche que son bourdonnement passerait un jour la barque à Caron, et que son ombre irait faire de la cire et du miel dans les Champs-Elysées ; c’est notre raison dépravée qui a imaginé ces fables.

Notre instinct est bien plus sage sans rien savoir : c’est par lui que l’enfant suce le téton de sa nourrice sans connaître qu’il forme un vide dans sa bouche, et que ce vide force le lait de la mamelle à descendre dans son estomac ; toutes ses actions sont de l’instinct. Dès qu’il a un peu de force, il met ses mains au-devant de sa tête quand il tombe. S’il veut franchir un petit fossé, il se donne une force nouvelle en courant, sans avoir appris quel sera le résultat de sa masse multipliée par sa vitesse. S’il trouve une large pièce du bois sur un ruisseau, pour peu qu’il soit hardi, il se mettra sur cette planche pour parvenir à l’autre bord, et ne se doutera pas que le volume de bois joint à celui de son corps pèse moins qu’un pareil volume d’eau. S’il veut soulever une pierre, il emploie un bâton pour lui servir de levier, et ne sait pas assurément la théorie des forces mouvantes.

  1. Ces rêveurs sont Gomez Pereira, le cardinal de Polignac, et Louis Racine, cités dans le Dialogue des adorateurs, tome XXVIII, pages 317, 318.