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AVERTISSEMENT DU COMMENTATEUR. 179

fallait aussi servir le public. Ce n'est pas la personne de P. Cor- neille, mort il y a si longtemps, que je respectai : c'était Cinna, c'était le vieil Horace, c'étaient Sévère et Pauline, c'était le dernier acte de Rodogune. Ce n'est pas lui que je voulus déprimer quand je développai les raisons de ses inégalités : quand on préfère une maison, un jardin, un tableau, une statue, une musique, le con- naisseur ne songe ni à l'arcbitecte, ni au jardinier, ni au peintre, ni au statuaire, ni au musicien ; il n'a que l'art en vue, et non lartiste. Au contraire, les contemporains, toujours jaloux, ne songent qu'à l'artiste et oublient Fart : aucun de ceux qui écri- virent contre Corneille n'avait la moindre connaissance du théâtre; l'abbé d'Aubignac même, qui avait tant lu Aristote, et qui disait tant d'injures à Corneille, n'avait pas la première idée de cette pratique du théâtre qu'il croyait enseigner.

Un orgueil très-méprisablo, un lâche intérêt plus méprisable encore, sont les sources de toutes ces critiques dont nous sommes inondés : un homme de génie entreprendra une pièce de théâtre ou un autre poëme pour acquérir quelque gloire ; un Fréron le dénigrera pour gagner un écu. Un homme qui fait un honneur infini à la littérature enrichit la France du beau poëme des Saisons, sujet dont jusqu'ici notre langue n'avait pu exprimer les détails ; cet ouvrage joint au mérite extrême de la difficulté vaincue les richesses de la poésie et les beautés du sentiment : quarrive-t-il ? Un jeune pédant de collège S ignorant et étourdi, pressé par l'orgueil et par la faim, écrit un gros libelle contre Fauteur et l'ouvrage : il prétend qu'il ne faut jamais faire des poèmes sur les saisons ; il critique tous les vers sans alléguer la moindre raison de sa censure, et, après avoir décidé en maître, ce pauvre écolier va lire aux comédiens sa Médée.

Un homme de cette espèce, nommé Sabatier, natif de Castres-, fait un Dictionnaire littéraire, et donne des louanges à quelques personnes pour avoir du pain ; il rencontre un autre gueux qui lui dit : Mon ami, tu fais des éloges, tu mourras de faim ; fais un dictionnaire de satires, si tu veux avoir de quoi vivre. Le mal- heureux travaille en conséquence, et n'en est pas plus à son aise.

Telle était la canaille de la littérature du temps de Corneille ; telle elle est aujourd'hui, telle on la verra dans tous les temps : il y aura toujours dans une armée des officiers et des goujats, et dans une grande ville des magistrats et des filous.

1. L'auteur des Saisons est Saint-Lambert; le pédant de collège, Clément,

2, L'édition de 1774 portait seulement les initiales: S..., natif de C... C'est dans l'édition de Kehl que le nom a été mis en entier, (B.)

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