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PRÉFACE DES REMARQUES SUR MÉDÉE.


neille, devint digne de lui être comparé dans la première scène de Venceslas, et dans le quatrième acte. Encore même, cette pièce de Rotrou était-elle une imitation de l'auteur espagnol Francesco de Roxas.

Mais en 1635, temps auquel on joua la Médée de Corneille, on n’avait d'ouvrage un peu supportable, à quelques égards, que la Sophonisbe de Mairet, donnée en 1633. Il est remarquable qu’en Italie et en France, la véritable tragédie dut sa naissance à une Sophonisbe. Le prélat[1] Trissino, auteur de la Sophonisbe italienne, eut l’avantage d’écrire dans une langue déjà fixée et perfectionnée; et Mairet, au contraire, dans le temps où la langue française luttait contre la barbarie. On ne connaissait que des imitations languissantes, des tragédies grecques et espagnoles, ou des inventions puériles, telles que l’Innocente Infidélité de Rotrou, l’Hôpital des fous d’un nommé Beys, le Cléomédon de du Ryer, l’Orante de Scudéri, la Pèlerine amoureuse. Ce sont là les pièces qu’on joua dans cette même année 1635, un peu avant la Médée de Corneille.

Avec quelle lenteur tout se forme ! Nous avions déjà plus de mille pièces de théâtre, et pas une seule qui pût être soufferte aujourd’hui par la populace des provinces les plus grossières. Il en a été de même dans tous les arts, et dans tout ce qui concerne les agréments de la société et les commodités de la vie. Que chaque nation parcoure son histoire, et elle verra que, depuis la chute de l’empire romain, elle a été presque sauvage pendant dix ou douze siècles.

La Médée de Corneille n’eut qu’un succès médiocre, quoiqu'elle fût au-dessus de tout ce qu'on avait donné jusqu'alors. Un ouvrage peut toucher avec les plus énormes défauts, quand il est animé par une passion vive et par un grand intérêt, comme le Cid; mais de longues déclamations ne réussissent en aucun pays ni en aucun temps. La Médée de Sénèque, qui avait ce défaut, n’eut point de succès chez les Romains ; celle de Corneille n’a pu rester au théâtre.

On ne représente d’autre Médée à Paris que celle de Longepierre, tragédie à la vérité très-médiocre, et où le défaut des Grecs, qui était la vaine déclamation, est poussé à l’excès; mais lorsqu'une actrice imposante fait valoir le rôle de Médée, cette pièce a quelque éclat aux représentations, quoique la lecture en soit peu supportable.

  1. Le Trissin ne fut point prélat.