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PRÉFACE

Ces tragédies uniquement tirées de la table, et où tout est incroyable, ont aujourd’hui peu de réputation parmi nous, depuis que Corneille nous a acoutumés au vrai ; et il faut avouer qu’un homme sensé qui vient d’entendre la délibération d’Auguste, de Cinna, et de Maxime, a bien de la peine à supporter Médée traversant les airs dans un char traîné par des dragons. Un défaut plus grand encore dans la tragédie de Médée, c’est qu’on ne s’intéresse à aucun personnage. Médée est une méchante femme qui se venge d’un malhonnête homme. La manière dont Corneille a traité ce sujet nous révolte aujourd’hui; celles d’Euripide et de Sénèque nous révolteraient encore davantage.

Une magicienne ne nous paraît pas un sujet propre à la tragédie régulière, ni convenable h un peuple dont le goût est perfectionné. On demande pourquoi nous rejetterions des magiciens, et que non-seulement nous permettons que dans la tragédie on parle d’ombres et de fantômes, mais même qu’une ombre paraisse quelquefois sur le théâtre.

Il n’y a certainement pas plus de revenants que de magiciens dans le monde, et si le théâtre est la représentation de la vérité, il faut bannir également les apparitions et la magie.

Voici, je crois, la raison pour laquelle nous souffririons l’apparition d’un mort, et non le vol d’un magicien dans les airs. Il est possible que la Divinité fasse paraître une ombre pour étonner les hommes par ces coups extraordinaires de sa providence, et pour faire rentrer les criminels en eux-mêmes; mais il n’est pas possible que des magiciens aient le pouvoir de violer les lois éternelles de cette même providence : telles sont aujourd’hui les idées reçues.

Un prodige opéré par le ciel même ne révoltera point; mais un prodige opéré par un sorcier, malgré le ciel, ne plaira jamais qu’à la populace.

Quodeumque ostendis mihi sic, incredulus odi[1].

Chez les Grecs, et même chez les Romains, qui admettaient des sortilèges, Médée pouvait être un très-beau sujet. Aujourd’hui nous le reléguons à l’Opéra, qui est parmi nous l’empire des fables, et qui est à peu près parmi les théâtres ce qu’est l’Orlando furioso parmi les poèmes épiques.

Mais quand Médée ne serait pas sorcière, le parricide qu’elle

  1. Horace, de Arte poetica, 188.