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DES REMARQUES SUR MÉDÉE.


commet presque de sang-froid sur ses deux enfants, pour se venger de son mari, et l’envie que Jason a, de son côté, de tuer ces mêmes enfants, pour se venger de sa femme, forment un amas de monstres dégoûtants, qui n’est malheureusement soutenu que par des amplifications de rhétorique, en vers souvent durs ou faibles, ou tenant de ce comique qu’on mêlait avec le tragique sur tous les théâtres de l’Europe au commencement du XVIIe siècle. Cependant cette pièce est un chef-d’œuvre, en comparaison de presque tous les ouvrages dramatiques qui la précédèrent. C’est ce que M. de Fontenelle appelle prendre l’essor, et monter jusqu’au tragique le plus sublime. Et en effet il a raison, si on compare Médée aux six cents pièces de Hardy, qui furent faites chacune en deux ou trois jours ; aux tragédies de Garnier, aux Amours infortunés de Léandre et de Hero, par l’avocat La Selve ; à la Fidèle Tromperie, d’un autre avocat nommé Gougenot; au Pirandre, de Boisrobert, qui fut joué un an avant Médée.

Nous avons déjà remarqué[1] que toutes les autres parties de la littérature n’étaient pas mieux cultivées.

Corneille avait trente ans quand il donna sa Médée; c’est l’âge de la force de l’esprit ; mais il était subjugué par son siècle. Ce n’est point sa première tragédie ; il avait fait jouer Clitandre trois ans auparavant. Ce Clitandre est entièrement dans le goût espagnol et dans le goût anglais : les personnages combattent sur le théâtre ; on y tue, on y assassine ; on voit des héroïnes tirer l’épée ; des archers courent après les meurtriers ; des femmes se déguisent en hommes; une Dorise crève un œil à un de ses amants avec une aiguille à tête. Il y a de quoi faire un roman de dix tomes, et cependant il n’y a rien de si froid et de si ennuyeux. La bienséance, la vraisemblance négligées, toutes les règles violées, ne sont qu’un très-léger défaut en comparaison de l’ennui. Les tragédies de Shakespeare étaient plus monstrueuses encore que Clitandre, mais elles n’ennuyaient pas. Il fallut enfin revenir aux anciens pour faire quelque chose de supportable, et Médée est la première pièce dans laquelle ou trouve quelque goût de l’antiquité. Cette imitation est sans doute très-inférieure à ces beautés vraies que Corneille tira depuis de son seul génie.

Resserrer un événement illustre et intéressant dans l’espace de deux ou trois heures; ne faire paraître les personnages que quand ils doivent venir ; ne laisser jamais le théâtre vide; former une intrigue aussi vraisemblable qu’attachante; ne rien dire

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