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REMARQUES SUR MÉDÉE.


Vers 141. Je t’aime encor, Jason, malgré ta lâcheté,

n’est point imité de Sénèque; et Racine, en cet endroit, s’est rencontré avec Corneille quand il fait dire à Roxane :

Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime[1], etc.

La situation et la passion amènent souvent des sentiments et des expressions qui se ressemblent sans qu’elles soient imitées. Mais quelle différence entre Roxane et Médée! Le rôle de Médée est l’essai d’un génie vigoureux et sans art, qui en vain fait déjà quelques efforts contre la barbarie qui enveloppe son siècle ; et le rôle de Roxane est le chef-d’œuvre de l’esprit et du goût dans un temps plus heureux : l’une est une statue grossière de l’ancienne Egypte ; l’autre est une statue de Phidias.

Vers 150. Que je t’aime, et te baise en ces petits portraits, etc.

On sent assez que le mot baise ne serait pas souffert aujourd’hui; mais il y a une réflexion plus importante à faire. Médée conçoit la vengeance la plus horrible, et qui retombe sur elle-même. Pour y parvenir, elle a recours à la plus indigue fourberie : elle devient alors exécrable aux spectateurs ; elle attirerait la pitié si elle égorgeait ses enfants dans un moment de désespoir et de démence. C’est une loi du théâtre qui ne souffre guère d’exception : ne commettez jamais de grands crimes que quand de grandes passions en diminueront l’atrocité, et vous attireront même quelque compassion des spectateurs. Cléopâtre, à la vérité, dans la tragédie de Rodogune, ne s’attire nulle compassion ; mais songez que si elle n’était pas possédée de la passion forcenée de régner on ne la pourrait pas souffrir, et que si elle n’était pas punie, la pièce ne pourrait être jouée.


Scène IV.


Vers 1. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Il est en ta puissance
  D’oublier mon amour, mais non pas ma vengeance.
  Je la saurai graver en tes esprits glacés
  Par des coups trop profonds pour en être effacés.

Cette idée détestable de tuer ses propres enfants pour se venger de leur père, idée un peu soudaine, et qui ne laisse voir que

  1. Racine, Bajazet, acte II, scène i.